dimanche, mars 05, 2006

Voici venu le temps d'Hélène Bessette

« …
Elle, Gertrude, aux deux visages.
Le visage consterné. “Vous vous souvenez.”
“Ida… Ida… vos pieds, ne les regardez pas.”
Ils riaient, les autres, de la vois consternée. Gertrude.
À l’approche du malheur. Ceux qui sentent le vent.
Flairent les parfums. Hument l’air éparpillé dans les branchages. À l’écoute.
Du Futur (ou de la Réalité).
Gertrude. Triste et Consternée. Avant les autres. Dix ans d’avance.
Et ? Pourquoi ?
Tandis qu’eux…(Que faisaient-ils que disaient-ils que pensaient-ils ?)
Le témoin sensible. Le témoin authentique. Triste (il est triste par définition). Exactement : cons-ter-né. Celui qui voit et comprend. Perdu dans la foule de ceux qui ne voient ni ne comprennent.

Après la mort. L’autre visage. Le deuxième visage.
Gertrude offensée.
Double visage de la même anxiété.
Offensée parce qu’elle avait compris, ne s’était pas trompée, elle avait raison.
Et personne ne l’a crue quand il fallait croire.
Offensée qu’on ne l’ait crue ni comprise. Offensée par elle-même. D’être la seule dans cette foule anonyme et bornée qui avait bien compris, et bien parlé (dit le mot juste : “attention”).
Je lui disais toujours :
“Ida, vos pieds peuvent se conduire eux-mêmes.”

La Mort.

Rapide. Avec la vitesse de la foudre traversant une pièce.
Avant. Après.
La mort de Ida.
Ce n’est pas n’importe quelle mort.
Parce qu’elle regardait ses pieds ?
Allons donc.
C’est absurde.
À nous de rire.
Ceux qui n’ont pas ri tout à l’heure.
Vont bien rire.
Le Guignol ?
c’est les autres
(n’est-ce pas ?)

Après comme avant les autres se tordront de rire.
Ses pieds
Allons donc
De quoi s’agit-il ?
De la mort de Ida.
Un cas.
Le cas Ida. Quelqu’un. Qui avait un nom. Ida. Née. Vécu. Morte. Le dernier mot seul retient l’intérêt.
Pourquoi quand comment Ida est morte ?
Pas de fleurs. Pas de larmes.
Réfléchir en place de pleurer.
Changement de thème.
Eux riaient au lieu de pleurer. Avant. Avant l’acte percutant.
Le seul acte valable. Le seul qui de l’homme faible fait un homme fort.
L’acte de mourir.
Le moribond le mourant. Est le personnage principal. Central. En fait le seul qui soit essentiellement vivant. Maintenant, donc, on glisse de “rire” à « réfléchir”. (Sans jamais pleurer, – l’état émotif n’entre pas dans ces considérations.)
Trêve de larmes et de lamentations.
Et
réflexion faite (ou sept ans de réflexion)
Ida cette personne neutre pâle brumeuse à peine dessinée dans la foule, fendant la foule sans rien voir, alors que la foule la voyait (ne serait-ce que pour l’éviter)
cet automate inquiétant
ce bolide dangereux
ce météore en déplacement
Ida, cette personne qu’il faut – à tout prix – éviter.
Cette inertie déclenchée obnubilée par ses pieds – ses souliers – la pointe de ses chaussures.

ATTENTION

Ida passe.
Elle passe sur trois cent pages.
… »

Hélène Bessette, Ida ou le délire

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