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Je n’ai longtemps retenu de mes lectures qu’un phrase de loin en loin, tandis que mes yeux suivaient passivement toutes les lignes. Je soulignais la phrase et la relisais plusieurs fois en acquiesçant. Quand je retrouve une phrase ainsi soulignée dans un livre lointainement lu, je vois qu’elle n’est pas un point d’orgue du livre, qu’elle n’est pas non plus une pensée qui se suffirait à elle-même, mais plutôt l’approche de la sensation qui me tenait à ce moment-là, à laquelle aucune littérature ne me semblait répondre, au contraire, la littérature des autres se présentant toujours comme une invraisemblable dépense de force à contre-emploi, un patient tissage assuré de dissoudre dans ses mailles ce qui semblait
l’essentiel.
702
À vingt ans, même Butor peut devenir Morrison. Mais la modification ne se produit pas. L’homme renonce à la danse, au cri, à la nuit envoûtante et sauvage. Il essaye plusieurs pratiques d’écriture qui ne montrent pas plusieurs identités du mythe. Il prend du ventre, perd ses cheveux, porte la barbe, mais ça ne suscite pas la fascination. Nul ne dit cet homme était mince, animal et sensuel et le voici devenu statue de Zeus. L’homme éparpille sa possibilité d’être Morrison en petites notes de service annonçant que la métamorphose est en cours et qu’il ne faut pas le déranger. Le temps passe ainsi pour faire toute son existence, en effet sans dérangement. Le Morrison reste Morrison, mort en 1971.
(…)
588
Il est plaisant de l’apercevoir sur une pelouse aussi lustrée que son poil, allongé sur le flanc, souriant à la chaleur, ou sur le ventre, une patte avancée sous la gueule, un regard d’innocence en suspens. Mais cette seule observation suffit à déclencher l’irascible gonflement et le voilà qui tout en progressant vers moi à pas comptés se défigure par hoquets, m’assène son identité comme un coup déchirant, clapet rauque, crâne en porte-voix. L’affection qu’il recueille de son maître, il semble que ce soit pour la dépenser en aboiements quand j’approche le
bon toutou, bon chien, là.
(…)
574
Il décide de faire l’écrivain chez lui mais sa voisine le décourage par son activité de crieuse de poèmes. Le fils du charcutier a fait venir la police après vérification, précise-t-il, auprès de son père, qu’elle massacrait bien les
Fleurs du mal, comme si un autre recueil aurait produit une moindre nuisance. L’écrivain cherche à pactiser avec la hurleuse de poèmes, mais finira par s’allier avec le fils du charcutier pour la faire taire. S’il opte pour l’écriture plutôt que pour la charcuterie, ce piètre récit témoigne quand même d’un mélange des genres (par palier). »
Extraits de
Poésie complète d’
Éric Meunié, en train de paraître aux éditions Exils.