lundi, août 22, 2005

To Every Man His Own Gould



... Glenn Gould analyse chaque mouvement en train de se faire ainsi qu’avant de le faire. Une architecture de muscles, de chairs et d’os. Autrefois le piano avant la tyrannie d’une vieille amante. Il fallait s’y plier. La servir. Ses caprices. Glenn Gould sourit. Le piano vous tenait. Vous parliez sa langue, plié, voûté, en retrait de ses gammes, de ses allants, de ses envolées romantiques. Des assauts entre l’instrument et vous, la sensation « tête dans les mains » de l’émotion. Le bagne suintant le rose et le bleu, les parfums lourds. Une cage dorée. Autrefois on était comme « revêtu » du piano et de ses habits trop serrés. (Glenn Gould pense à Mc Luhan). Alors qu’il faut se libérer de l’engagement du toucher. D’ailleurs il préfère jouer du piano en conduisant sa voiture. Jouer du piano les mains sur le volant. Mais cette approche est un peu perverse, non ? Se libérer de l’engagement du toucher. De toute façon c’était lui ou moi. Ou vous. D’où le refus des concerts, leurs simagrées. L’observation voyeuse de l’interprète suant. L’attente de la fausse note ou de l’envolée. Son visage, sa queue de pie, l’intervalle entre les morceaux. Un commerce qui ne s’avoue pas. Et les toussotements. Les places réservées aux VIP qui somnolent. Être là pour être là, en attente. Glenn Gould tourne le dos, multiplie les identités. D’ailleurs il préfère jouer du piano en conduisant sa voiture. Jouer du piano les mains sur le volant. Pour chaque heure passée en compagnie d’êtres humains, une multitude d’instants solitaires sont nécessaires. Histoire de réajuster son point de vue. Une hygiène. Il faut se libérer de l’engagement du toucher, des mouvements cinétiques. Une architecture de muscles, de chairs et d’os. Labyrinthe personnel. Il n’y a aucune raison de se contenter d’une seule sonorité du premier au dernier sillon. Le piano n’est pas qu’un piano. Le piano n’est pas un piano. Faut-il vraiment que vous croyiez ainsi, spontanément, au monde qui vous entoure ? À ses dénominations ? Glenn Gould travaille la posture de son corps, face au piano. Les mains sur le volant, aussi. De jour en jour, le mouvement des épaules, la position du torse, la pression de l’air, tout autour. Il n’écoute plus la mélodie mais la respiration. Sa respiration. Les battements de son cœur. Les Variations Goldberg sont une pièce d’insomnie et Glenn Gould ne donne plus de concert, s’isole dans sa maison, à l’écart. Son désert aux couleurs froides. Il chante en jouant, écoute les voix, refuse la crédulité des tonalités. Le piano n’est pas un piano. Faut-il vraiment que vous croyiez ainsi, spontanément, au monde qui vous entoure ? Au monde et à ses lois ? Faut-il vraiment vous laisser porter par la surface des choses et la violence des assauts de l’instrument ? Son romantisme gluant ? Son commerce aliéné ? Glenn Gould, dans sa maison isolée, marche. Dehors les espaces désertiques du Grand Nord canadien, le bleu du ciel. (Un diamant tranchant comme un bleu froid). Le piano est un agencement de 88 notes, une manière de faire des mondes. Le piano est un univers manichéen de blanc et de noir avec caisse de résonance. Le piano est une fiction de 88 notes à agencer. Et la fiction est le tissu imaginaire du réel. Mais l’héroïne absolue de Glenn Gould c’est Petula Clark car il peut l’écouter en voiture, rien qu’en allumant la radio, les mains sur le volant et que les mélodies sirupeuses de Petula Clark, maculées par le bruit du moteur, rythmées par sa respiration à lui (sa respiration pianistique), le changement des vitesses constituent un assez bon reflet de nos cosmogonies contemporaines, parcellaires, fascinées, sentimentales, lucides, dérisoires.

(Fragment d’un texte en cours, Dimension Gould, publié – avec un autre montage – dans Formikraft#1, association Formika.)

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