... je retrouve cet article que j'avais écrit sur Autoportrait d'Édouard Levé et qui était paru dans La Revue Littéraire. Je ne crois pas que je l'avais ensuite posté ici - mais mes titres sont souvent si peu descriptifs que je n'en suis pas sûre... Le voici donc, tel qu'écrit à l'époque.
Une jaquette écran façon miroir noir, laissant deviner en pointillés blanc les contours schématisés d’un visage, comme éclairé par moitié. On ne perçoit pas le regard. Juste un squelette de chair émergeant de cette zone d’ombre glacée. Le contraste n’a pourtant rien de sévère. Les signes sont trop évidemment soulignés pour être univoques, bien sûr. Le contact glissant, presque « toile cirée » ou vinyle de la jaquette dément le noir et blanc. La quatrième de couverture – résumant par citations du début à la fin la totalité du livre avec ellipses, évidemment factuelles – nie l’accent monumental qu’aurait pu suggérer l’exposition centrale du visage, dans une trombe tragique et amusée, les 128 pages à venir n’en étant qu’une répétition-variation, en somme. Rien ne pourrait sembler plus anodin et plus sérieux à la fois. L’écart des signes, la distance, le jeu avec les genres et les passages obligés. Autoportrait. Titre pictural pour une entreprise verbale sérielle dont on devine déjà qu’elle sera systématique, d’une sobriété un brin baroque, sans effet arrêté ni asséné – surtout quand on triche un peu, ayant déjà lu Œuvres et Journal , et connaissant certaines œuvres d’Édouard Levé et le trouble sans incandescence – comme refroidi – qu’elles suscitent.
Inutile de préciser qu’on est loin de l’abondance de « je » et de « moi », d’un narcisso-show pompier, de confessions intimes vibrantes, de détails croustillants, d’anecdotes plaisantes, de révélations sexuelles, politiques, de confessions, de généalogies, de comptabilités sentimentales... tout en étant en plein dedans, justement – abondance de « je » et de « moi », narcisso-show, confessions intimes, détails croustillants, anecdotes plaisantes, révélations sexuelles, politiques, confessions, de généalogies, comptabilités sentimentales… – en forme de sujet/verbe/complément enchaînés, inlassablement. Telle est la chorégraphie risquée et accomplie de cet objet hybride.
Tentative d’épuisement du sujet, répétitions, succession non hiérarchisée d’éléments tour à tour émotionnellement denses ou anecdotiques, Autoportrait s’affirme comme un instantané qui jouerait à l’exhaustivité sans y croire vraiment, entre un sourire complice de Perec et la conscience inquiète d’appartenir à une histoire, tout en affirmant néanmoins sans détour « Quinze ans est le milieu de ma vie, quelle que soit la date de ma mort ». Le « je » s’amuse de lui-même, s’inspecte, se souvient, mais de page en page, il se déplace, de redites en menues contradictions. « Tout ce que j’écris est vrai mais qu’importe ? » (p. 113), « même si c’est vrai c’est faux » ou « à la recherche de la vérité-chiqué », c’est dans ce battement paradoxal que s’insinue le « style » d’Édouard Levé, qui justement, n’en est pas un...
Le ton se veut mesuré, sans pic ni vertige, évitant les effets de manches stylistiques, en-deça du spectaculaire. L’enchaînement semble aplanir la charge émotionnelle tout en la révélant ; le propos incarné comme à distance. En fait, il touche au vif, sans gesticulation d’un timbre qui serait l’essence même de l’atone. Une couleur de la non-couleur, à laquelle attribuer des noms changeant : beige, gris... Il se s’agit pas de créer une langue pour sa vision du monde mais de révéler les aspérités de l’existence et son insistance quotidienne par une vision épousant les formes en les évidant, d’un mouvement manifeste.
Ce n’est sans doute par un hasard si Œuvres décrit de nombreux projets de maisons déviées, fantasmées, aux fondations plus ou moins biaisées, à la fonctionnalité détournée, comme une obsession de structure à revisiter sans cesse. Une histoire – légende, héritage, croyance – à habiter en y imposant ses marques, au sein même de règles établies. Édouard Levé n’invente pas une langue, il habite la langue, se love dans ses réflexes. « Je suis plus intéressé par la neutralité et l’anonymat de la langue commune que par les tentatives des poètes de créer leur propre langue, le compte rendu factuel me semble être la plus belle poésie non poétique qui soit. » (p. 59)« J’aimerais écrire dans une langue qui ne me soit pas propre. » (p. 122) On pense également à un autre projet d’Œuvres : réécrire La Recherche avec une syntaxe conventionnelle... Ou encore à la vie de Jésus, revisitée par Edouard Levé (Autoportrait, p. 107) : « Une femme adultérine parvient à faire croire à son mari qu’elle a été fécondée par Dieu, elle rend fou son fils avec cette histoire en laquelle il croit, il part sur les routes annoncer la bonne nouvelle et en meurt. » Et paf ! le chien ... Que dire de plus une fois qu’on sera parvenu à gratter le vernis des illusions, à n’inscrire que les faits saillants ? Du sacré magnifié à la pesanteur un peu écœurante de la réalité, « Lorsque j’arrache un pansement, je suis excité par l’effet de surprise : la croûte viendra t-elle ? » (p. 49) Ôtées les dorures, les boursouflures, le sujet se dessine. De même le « je » qui s’affiche en Autoportrait est-il à la fois éminemment singulier et éminemment proche de tous les autres « je » lecteurs à histoires, traversant les étapes obligées d’une vie : « L’ode au verde » ou les choix sociaux, politiques (écologie ? humanisme ? indifférence ?) ; « Rêve de l’ado U », les aspirations, les rêves ; « Elevé au Drod », l’éducation, l’enfance, les relations familiales ; « Rue de Lovade », les lieux de vie, les voyages ; « Ed roule Dave », les relations sociales, sentimentales, les mensonges révélés, les trahisons, les serments...
Il est rare de concilier ainsi l’exigence d’un projet esthétique au concept aussi serré et le plaisir immédiat, presque sensuel, d’une langue qui ne se vautre pourtant pas – justement – dans ses effets... Édouard Levé y parvient avec une acuité nonchalante, un brun dandy. En plus on apprend beaucoup de choses sur sa vie sexuelle, ses habitudes alimentaires, ses phobies, la texture de sa peau, sa région d’origine, sa fascination pour la folie, son rapport à l’argent, à la religion, ses goûts musicaux, sa façon de se laver les mains dans les toilettes publiques... & lorsqu’on a soi-même pris pour argent comptant Suicide mode d’emploi et La Vie mode d’emploi, on ne peut que suivre la mise à nue systématique d’Édouard Levé, du regard calme d’un chirurgien qui aimerait l’ambiance des peep-show, sans contraste…
Autoportrait, Œuvres et Journal d'Édouard Levé, parus aux éditions POL.