La grosse claque de l’année 2007, tellement grosse que je la sens encore, c’est l’album d’Oxbow, The Narcotic Story, et ce n’est pas Emmanuel ou Basile qui vont dire le contraire.
Oxbow, c’est Dan Adams à la basse, Greg Davis à la batterie et aux percussions, Eugene Robinson au chant et à la plume, et Niko Wenner à la guitare, aux claviers et aux compositions. The Narcotic Story est loin d’être leur premier album, c’est même leur sixième après Fuckfest en 1989, Kind of the Jews en 1991, Let Me Be a Woman en 1995, Serenade in Red en 1997 et An Evil Heat en 2002. Mais, je l’ai déjà écrit, je commence souvent par la fin.
Ce qui surprend dès l’abord de The Narcotic Story, c’est l’équilibre entre un son rock et des arrangements complexes (violons, violoncelle, hautbois, basson, clarinette…) où plus exactement l’impression que tout est exactement à sa place sans être pour autant léché. Ce serait plutôt un chaos (K.O. ?) qui aurait rencontré la grâce. Cette incarnation supra carnée de l’oxymore étant un bon résumé d’Oxbow.
L’album est narratif comme l’est également Serenade in Red – les autres, je ne sais pas encore (c’est que j’ai besoin des livrets pour causer, moi). Au départ, The Narcotic story a été conçu comme une bande originale de film d’où l’omniprésence de l’orchestre et les voix chuchotées, toutes proches. Le soin des détails. C’est vrai que, dans un genre très différent, certaines constructions m’ont fait penser à Christophe qui imagine également ses albums comme des films. Quelque chose qui dépasse largement le cadre de la piste. L’histoire, c’est celle de Franck dans la sublime abjection du monde, winner & losser every time : « my numbers are always the right numbers »/« my numbers are NEVER not the right one ». Avec une obsession, donc, pour les extrêmes, la confusion du personnage extrêmement down et extrêmement high à la fois. Mais qui finit par trouver une nervure le reconstruisant et reconstruisant le monde autour de lui : « It’s the giving/Not the taking/That I love ».
Bande originale d’un livre fantôme, The Narcotic Story est également composé comme un livre, pas si évanescent. Dans les entretiens en lien ci-dessous, Eugene Robinson parle de littérature. Pour lui, les mots viennent d’abord, comme charge d’histoires et d’émotion. Niko Wenner compose ensuite à partir de ces textes et le sens, la couleur finale naissent, bien entendu, de cette interprétation et recréation.
Le livret se présente comme un petit livre qu’il est, avec une table des matières et une citation de la Satire X de Juvenal, à la langue crue et savante, en exergue :
« I demens ! et saevas curre per Alpes, Ut pueris placeas et declamatio fias »
Grosso modo : « Va insensé, cours à travers les Alpes escarpées, pour finalement amuser des écoliers et devenir un sujet de déclamation. »
Ce qui d’entrée de jeu trace un portrait ambivalent de héros un peu gonflé, un peu ridicule, un héros exposé aux vents et aux quolibets. Mais héros quand même. Le texte placé sous cet exergue (non chanté, simplement présent dans le livret) décrète : « failure is the only option » – cette idée étant ensuite malmenée, comme on l’a évoqué puisque « the geometry of business » is variable…
Parenthèse factuelle, ce portrait d’excité traversant les Alpes davantage que les Rocheuses correspond assez bien à Eugene Robinson (j’aime bien prononcer son nom à la française, tout de suite, ça veut dire autre chose…), Oxbow étant beaucoup plus connu en Europe qu’aux Etats-Unis – où, selon les dires des musiciens eux-mêmes, ils serait carrément méconnus…
Enfin, trêve de. Dans l’entretien vidéo avec Françoise Massacre, Eugene Robinson parle de la nécessité de l’économie de mots. Il trouve qu’il écrivait trop dans Serenade in Red et que ce flux pouvait paradoxalement nuire à la narration dans ce contexte. Avec la musique, l’ellipse révèle et fait sens. C’est sans doute pourquoi c’est un latin – la langue latine étant très concentrée, sans superflu – qui ouvre le livret. On peut également y lire des phrases entre parenthèse, non chantées. Les ellipses. Le travail de soustraction de l’écrivain.
Cet écrivain insensé, cet écrivain au daïmôn les porte, ses mots, sur scène, dans une transe aiguë : « It’s the giving/Not the taking/That I love ». Un état qui peut paraître incompréhensible, le chanteur s’y effeuille sans en avoir conscience et répond d’ailleurs ainsi à Françoise Massacre au sujet de la nudité ou plutôt de ce que représente sa nudité sur scène :
« E.R : Bien. (Pause) J’ai une question pour toi. Pourquoi tu retires tes fringues pour baiser ? Hum… ok. (Rires) Ne me dis pas que tu restes habillée (Rires)
F.M. : Joker.
E.R. : Plus sérieusement, ce que je veux dire, c’est que quand tu baises, personne ne t’oblige à retirer tes vêtements. Sur scène, c’est exactement la même chose… »
Une transe, une mise à nu qui peut le rendre fragile en le transformant en « sujet de déclamation » pour les enfants – c’est sans doute pour ça que Françoise Massacre, encore et toujours elle (I love Françoise Massacre) a intitulé l’un de ses articles : « Oxbow, musique pour adultes ». Et c’est justement cette fragilité qui le rend fort car elle le porte au-delà. C’est dans cette dialectique que se déplace Eugene Robinson.
Peu après la sortie de The Narcotic Story, il a publié Fight (chez HarperCollinsPusblishers). Un drôle de livre grand format, cartonné, tout en quadri, richement illustré, bien sanglant, sur le combat : « everything you wanted to know about ass-kicking but were afraid you’d get your ass kicked for asking ».
Je ne vous parlerai pas en détail de ce livre, le slang qui s’y développe dépassant largement mes compétences linguistiques (et puis il est trop tôt pour mater des nez défoncés) mais en gros, c’est une étude sur la fascination du combat, à travers ses formes institutionnelles, artistiques et très prosaïques – free fighting, combats de rue, de prison…
Refermant les parenthèses les unes après les autres
)))))))))
je dirai que peu d’albums représentent un tel concentré d’énergie, de vie, d’émotion à l’état pur, pour moi. On parle souvent de noirceur concernant Oxbow. C’est tout l’inverse – cf, d’ailleurs, la conception de leur site Internet noir OU blanc (oh, encore une parenthèse !) –, la dialectique dont j’ai parlé y fonctionne au contraire parfaitement. On n’est pas dans un oubli du monde, dans des couleurs pastels. On n’est pas des anges sans épreuves ni combats. Mais bien des cœurs battants dont le sang, parfois, s’épanche. Le plus souvent, il bat en désir, « rise and shine ». C’est au milieu du chaos que le winner/loser existe, et le winner/loser le chante et le crie, se reconnaît dans le miroir, aime son reflet, est heureux et malheureux, heureux encore, high, down, le winner/loser danse, donne et jouit.
Sur Oxbow :
Le site du groupe : à vous de choisir l’entrée, lumineuse ou obscure, donc…
Le site d’Eugene Robinson.
Un entretien écrit avec Françoise Massacre en juin 2007 à la Loco.
Un article de Ana C. dans Millefeuille.
Un entretien vidéo avec Françoise Massacre en juillet 2008 à la Maroquinerie (j’y étais !!!), première partie. Et deuxième partie.
Une autre vidéo.
Un livre de Samuel Rochery prenant pour titre Oxbow (+ p).
Un aperçu dans Les Cahiers de Benjy.