… Je me rends compte que je n’avais pas mis en ligne l’article sur le premier livre d’Hélène Frappat, Sous réserve, publié dans La Revue Littéraire n°6 en 2004. Voilà qui est fait, pomme C pomme V :
« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et qui n’aura jamais de successeurs »... mais – pourrait-on ajouter – beaucoup de prétendants à la « confession » pourtant : la traque minutieuse du moindre mensonge, la présentation aux yeux du monde dans le plus simple appareil d’une conscience qui se lave en public.
Objectif ? Susciter le réflexe cathartique d’une compassion (il ou elle vaut autant que moi, je vaux autant que lui, pas mieux pas pire, j’ai moins honte de mes faiblesses en découvrant les siennes – + supplément voyeurisme – , telle est la nature humaine, toujours trébuchante mais si attachante, alors ya pas de raison pour que quiconque d’entre nous grille en enfer, hein, même en alignant tous les petits forfaits, toutes les petites lâchetés... = la grande fraternité solidaire des h-u-m-a-i-n-s trop humains...). Voilà pour l’émotion facile d’un genre aujourd’hui galvaudé ; passons à l’analyse singulière d’un objet qui ne l’est pas moins.
Roman composé de 477 fragments entrecroisés, Sous réserve se veut ainsi un livre à contraintes : « Règle numéro 1. Il ne doit se trouver, à l’intérieur de ce livre, aucun mensonge. Règle numéro 2. Je dois y avouer, sans exception, tous mes mensonges ».
Sous le haut patronage du Rousseau des Confessions1, Hélène Frappat fait alterner citations (Kant et correspondance de Kant, Rousseau et correspondance de Rousseau, Hawthorne, François Lyotard, Dante, Wittgenstein...) et révélations personnelles, dans une progression narrative, celle d’une vie – qu’il conviendra au lecteur de découvrir : l’enfance, la scolarité, la lutte contre le négationnisme et l’engagement, les histoires d’amour, leurs trahisons, la famille et ses silences... Un trajet signifiant qui démontre formellement vouloir éviter l’écueil de l’exemplarité et de l’érection d’une statue narcissique.
L’originalité de cette structure n’a rien d’un artifice. La narratrice – multipliant les actes de langage extérieur dans un jeu de caché montré – y développe sa volonté de ne pas se laisser empêtrer dans les leurres qu’elle exhibe à dessein : le « mensonge », la « vérité », pouvoir distinguer les deux comme le blanc et le noir, monde acéré mais rassurant du manichéisme : « 14. (...) Je croyais au secret, à l’imposture, au mensonge. 15. Lorsqu’il renonce au militantisme, Jean-François Lyotard quitte un groupe où l’on pense que la vérité ne transige pas. Des années plus tard, il racontera comment, abandonnant la théorie-vérité, il est devenu un artiste de la théorie-fiction. 16. Le moment est venu d’interrompre la terreur théorique. Le désir du vrai, qui alimente chez tous le terrorisme, est inscrit dans notre usage le plus incontrôlé du langage, au point que tout discours paraît déployer naturellement sa prétention à dire le vrai, par une sorte de vulgarité irrémédiable. Or le moment est venu de porter remède à cette vulgarité, d’introduire dans le discours idéologique ou philosophique le même raffinement, la même force de légèreté qui se donne cours dans les œuvres de peinture, de musique, de cinéma dit expérimental, évidemment aussi dans celle des sciences. Ce qui nous fait défaut est une diablerie ou une apathie telle que le genre théorique lui-même subisse des subversions dont sa prétention ne se relève pas ; que le vrai devienne une affaire de style.»
Révéler sans croyance en la révélation, exhiber son incessant questionnement théorique sur la question de la « vérité » tout en narrant « naïvement2» ses mensonges, ses tricheries, ses choix.
Fantomette combat pour la vérité... masquée !
Loin de chercher une voie médiane, acceptable, la vraisemblance d’un caractère, d’un destin, Hélène Frappat fait siens ces paradoxes pour offrir un portrait diffracté, vibrant, une myriade de polaroïds contradictoires sans que se trouve là l’essentiel de ce roman. Pas un panégyrique du « moi » mais la recherche du « style » – la « diablerie » d’un « style » – dans la vibration entre énoncés hétérogènes, le frottement des citations, les collisions temporelles, la rencontre de figures historiques et personnelle.
Sous réserve s’ouvre d’ailleurs sur une lettre de Maria von Herbert à Kant, l’appel au secours poignant d’une lectrice désespérée au philosophe : par un « grand mensonge », elle a perdu son grand amour ; la fréquentation assidue des œuvres du philosophe ne lui est plus d’un secours suffisant, elle a besoin d’une réponse directe. Et le grand Kant, depuis son refuge de Königsberg pourtant bien éloigné des vicissitudes amoureuses, sera touché et lui répondra...
Les héros de ce vaudeville philosophic’autofictionnel, donc : le mensonge (/la vérité), la honte (/plaisir et « péché »), la sanction (/la mort). La dénudation par petites touches et brouillage référentiel pléthorique d’un secret-matrice, moteur de cet auto « épluchage » (p. 48) minutieux exhibant sa vacuité avec l’énergie d’un désespoir qui ne s’avoue pas.
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Notes :
1- « 30. Je m’étais choisi un compagnon, un modèle, un maître, et c’était Rousseau. Je me souvenais avec terreur du silence qui accueille son aveu dans les dernières lignes des Confessions. » (p. 20)
2- « 24. (...) « La naïveté est l’explosion de la droiture originellement naturelle à l’humanité contre l’art de feindre devenu une autre nature » ». (Kant, Critique de la faculté de juger).
Hélène Frappat, Sous réserve, Allia, 2004.