« Appelez-vous maman une phrase ? »
Après Sous réserve, publié en 2004 , Hélène Frappat confirme sa virtuosité dans le domaine du roman bifurquant, jouant à plein d’effets tenus pour entraîner le lecteur dans le délice de subtilités d’écriture qui n’ont rien de surfait. L’Agent de liaison confirme la voix de l’auteur comme l’une des intonations les plus novatrices du roman contemporain. Sous réserve dessinait subtilement le réseau des confessions masquées – au sujet desquelles je posais la question du « blindage théorique », les multiples références littéraires, philosophiques brandies, qu’on ne retrouve plus ici. L’Agent de liaison fait le lien entre plusieurs histoires pour en révéler un point ou plutôt des arêtes communes : la question de la mystification et de l’identité ainsi que celle de la filiation mère/fille.
Comme dans son premier livre, Hélène Frappat utilise la forme de séquences numérotées, au nombre de 100, qui entrecroisent de courtes séquences narratives et font se heurter des vies aux coïncidences troublantes, l’auteur fondant des éléments de sa propre histoire – du moins peut-on le penser – parmi celles des personnages d’une fiction multipliant les effets de réel. Une jeune fille, Sylvette, tout juste majeure s’enfuit de sa famille aveyronnaise récemment installée dans la banlieue parisienne et se cache sous de multiples noms, à Paris ; elle tombe amoureuse d’un sicilien et a, en secret, une fille, Anne ; les deux femmes se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Un coffret contenant des bijoux de famille est volé par un ex-mari escroc. Une amie cleptomane incapable de retenir les prénoms a une fille, en secret (comme Sylvette). Rossana quitte sa Sicile natale, ses parents et a une fille, Ada, qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau. La propre mère de l’auteur utilise un autre prénom que le sien – celui de sa propre mère – les trois femmes (grand-mère/mère/fille se ressemble-t-elles comme deux gouttes d’eau ?). À Rome, une étrange enfant aux yeux cernés pleure à la mort, toutes les nuits. La propre mère de l’auteur à quitté sa Corse natale, ses parents, pour Paris. Des espions traversent également ce jeu de piste, parmi lesquels une espionne qui, tombant amoureuse d’une autre agent, sacrifie sa couverture – et subit en les mortelles conséquences.
Dans l’entrelacs de ces vies qui résonnent étrangement comme des instruments façonnés par le même luthier – comme des rêves récurrents, aussi – se dessine une quête obstinée et polysémique de liaison. Le lien, fort, mère/fille. L’attache à l’origine, au pays natal – et le besoin de s’en arracher. La relation entre mari et femme, amants. La vie au second degré que se crée l’espion et qui tisse de nouvelles connexions dans le réel. Enfin, bien sûr, et peut-être surtout, les liaisons créées dans le langage dont l’écrivain se fait agent. Des liaisons qui procèdent par glissement, acceptation des « grandes irrégularités de langage », échos et hasards objectifs. Le village d’Aveyron dont Sylvette est originaire s’appelle Lacalm – ce qui se prononce, avec l’accent local, nous apprend l’auteur, Lacan…
Outre les motifs récurrents, évidents, que nous avons évoqués, Hélène Frappat en dissémine d’autres tout au long du récit, telles les clefs d’un conte. Par exemple, la couverture de l’espion – sa ou ses doubles vies – glisse-t-elle dans le récit pour entourer, couverture chaude de douce d’une cruelle nuance rouge sang, l’enfant Ada délaissée par sa mère. La bague volée par le mari-escroc mute en bague volée par la nounou de l’enfant aux yeux cernées à sa mère – cette bague-armoirie énonçant : « verse le sang, pas les larmes ». Le roman devient ainsi un palais des glaces, le glissement contaminant l’intégrité même des mots que l’on rapproche au gré d’un simple changement de lettre. L’auteur précise ainsi que seul le « r » différencie « agent » de « argent ». De même, mais en italien, cette fois, ce même « r » sépare « réalité » et « loyauté » ; et, toujours dans la même langue, une seule lettre différencie « espionnage » d’« expiation ». Ce qui met sérieusement en doute les notions d’intégrité et d’identité. Puisqu’on apprend que la grand-mère de l’auteur est une Lanfranchi1 du sud de la Corse, je me permettrai d’ajouter en guise de digression-bonus – et pour montrer à l’auteur que cette langue-là n’est pas si « sauvage » (p. 83-84) – qu’on pourrait opérer ce genre de chorégraphie en corse dans le champ lexical de son roman d’analyse et de filiation : d’un « j » à un « li » on passe de « regarder » (fighjulà ) à « enfanter » (fighliulà). Et à partir d’une même racine, on pourrait déambuler dans toutes les histoires développées : le rejet (ghjetta ) de la famille et de l’origine, le désir (ghjestra) qui fait naître l’enfant, le jeu (ghjucà) de l’espion qui circule dans la vie. Des métamorphoses infinies… à vous d’y jouer.
On comprendra, au sein de cet écheveau de possibles narratifs, que L’Agent de liaison, justement, ne résout rien, ne lie pas les histoires, souligne simplement les échos en les juxtaposant. Le plaisir de la lecture étant de s’y perdre et soi-même, digresser et faire basculer les phrases et les épisodes.
Le livre refermé, il me faut bien l’avouer, je reste partagée entre deux sentiments. La dégustation euphorique de moments narratifs intenses orchestrés comme une résolution harmonique bien cadencée. Parfois même, des envolées lyriques qui m’ont – avec bonheur – étonnée et qui tombent bien – car elles s’osent. Et un certain agacement, qui demeure, comme la pulpe granuleuse d’un fruit d’été entre deux dents. Il reste quelque chose de retenu, une mèche trop coiffée, un vernis trop léché, parfois. Post-moderne, cultivé, parisien, intelligent. On attend avec impatience qu’Hélène Frappat accepte de lâcher un peu de leste en la matière2 , comme son personnage jette le saphir commun par la fenêtre et l’oublie aussitôt.
1 - Digression dans la digression dans Les Frères corses d’Alexandre Dumas, les jumeaux se nomment Franchi… là encore, juste une différence de trois lettres. Il est aussi question, dans ce roman (mais du côté masculin) du départ de la Corse et de l’arrivée à Paris. On y trouve, d’ailleurs, une dimension surnaturelle (les morts parlant aux vivants) brièvement évoquée dans L’Agent de liaison – un revenant apparaissant, peut-être en rêve, mais on laisse quand même la lumière allumée.
2-Disant cela et pour commettre une note parfaitement déplacée (encore une !), on précisera que l’on s’attribue également ce vœu que l’on espère exempt de toute piété.
Hélène Frappat, L’Agent de liaison, Allia, septembre 2007.
Article publié dans La Revue Littéraire n°32, Éditions Léo Scheer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire