mardi, septembre 29, 2009

Le rouge est mis

C’est toujours vêtue de rouge qu’Aurore apparaît sur de vieux films dont le narrateur – l’espion au second degré ? l’enquêteur ? Celui-ci restant dans l’ombre, on pourrait tout aussi bien écrire ces substantifs au féminin – achète un carton entier et anonyme au marché aux Puces de Clignancourt. Aurore, ce n’est sans doute pas son prénom, mais ça lui va bien à cette jeune femme dont on suit la naissance radieuse dans les années 50, l’enfance dorée, l’adolescence ensoleillée, la jeunesse clinquante par bribes énigmatiques – la contrainte des pellicules 8 mm et Super 81 – sans montage, à travers une chronologie rétablie par celui qui redouble de précisions géographiques et temporelles autour de ce mystère, comme pour contrecarrer le terrible destin de cette existence sans nom, de cette histoire sans épilogue.

La passion d’Aurore pour le rouge ou plutôt le fait qu’elle soit définie par la couleur rouge, le narrateur le déduit après le passage à la couleur, puis l’interprète, en noir et blanc, comme il interprète l’effacement du filmeur-voyeur, la distance vaguement lasse de la mère, planquée derrière ses bijoux, le geste quasi systématique de la protagoniste détournant le visage et qui agit comme un idiolecte – je suis l’objet, presque la proie, je sais, mais laissez-moi. « Le rouge est mis »2 : les jeux sont faits – tout est sans doute décidé dès la première image. Ou bien : « Silence ! On tourne. »

De toute évidence, Aurore est née dans une famille aisée qui va aux sports d’hiver en hiver et dans des lieux de villégiatures aussi dispendieux qu’à la mode en été. Sans doute du même niveau social que la famille de A., héritière de Champagne et de banque suisse, héroïne du récit entrecroisé avec celui d’Aurore, comme un négatif ou un reflet. Car A. n’est pas traquée par un objectif curieux ni aplatie sur pellicule, c’est elle qui débusque, souvent malgré elle, les pensées des êtres qui se trouvent à proximité. A. est télépathe et cette impossibilité du silence est un fardeau. Aurore pose devant la caméra, apprivoise sa grâce photogénique. A. se crée un masque, en permanence, pour dissimuler le trouble provoqué par cette rumeur obsédante. Leurs traits pourraient se confondre comme l’initiale de leur prénom : époque, lieux, bourgeoisie… Dos à dos, elles seraient une sorte de Janus recelant toutes les potentialités, se tenant au seuil de la vie : leurs deux histoires s’arrêtent net, comme une fin de pellicule, à l’orée de l’âge adulte. Des récits de rêves hoquettent, en italique, entre les épisodes de leurs existences, offrant des clefs ambiguës, des pistes énigmatiques.

Par effraction3, le filmeur capte les prémices d’Aurore. Par effraction, A. force les pensées des gens, s’immisce dans leurs secrets. Par effraction, le narrateur se fait voyeur de la jeunesse d’Aurore, omniscient des pouvoirs d’A. Douce violence du délit, ambivalence d’un bonheur affiché, labyrinthe des destins. Hélène Frappat crée un roman au charme étrange, aquatique, interrogeant l’identité – dans la lignée de ses deux premiers livres : Sous réserve et L’Agent de liaison – le pouvoir de l’image, la question de la vérité et du mensonge, sans grandiloquence, à travers des fils ténus, le pouvoir mystérieux de l’écriture fragmentaire, du montage qui, comme au cinéma, à la fois interprète et love le spectateur dans un fauteuil de souveraineté fragile.

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Notes :
1- Le 8 mm est un format de film de cinéma amateur lancé en 1932 par Kodak. En 1965, il évolue en Super 8. Prenant la suite de l’enquête du narrateur et poursuivant sa quête du détail, on extrapole, imaginant que le filmeur a commencé en 8 mm noir et blanc – même si la couleur était disponible en 8 mm dès 1935 – pour poursuivre en Super 8 couleur.
2- Outre les définitions de cette expression – utilisée par Hélène Frappat dans le livre – empruntées au vocabulaire des courses et du spectacle, Le Rouge est mis est un film policier de Gilles Grangier sorti en 1957.
3- « Effraction » vient du latin « frangere » – avec le préfixe « ex », bien sûr – qui est un verbe très intéressant car aux définitions contradictoires, selon le contexte. Il peut ainsi notamment signifier : briser, casser voire détruire ; mais aussi : adoucir, fléchir, apaiser (comme dans « risus frangit vultus » : « le rire adoucit le visage »).


Par effraction d'Hélène Frappat, éditions Allia.

Article à paraître dans La Revue Littéraire n°42
N.B. : Vous pouvez également lire des articles sur Sous réserve et L'Agent de liaison dans La Revue Littéraire, respectivement n°6 et 32.

lundi, septembre 28, 2009

Profondeur de chant

Difficile de faire le point, en ce moment. Et cela fait quelques jours que je danse d’un pied sur l’autre : ceci n’est pas un blog – pas vraiment –, serrons donc les pesanteurs nichées bien au creux pulsatile de la machine qui s’emballe et qui pèse ; mais tout de même, comment ne pas laisser transparaître ce magma-là et simplement faire le gué, sourire aux lèvres, diffuser les infos, préparer du marbre, publier les enthousiasmes… Disons que c’est fait, voilà, ça transparaît, ça a transparu pour mémoire et surtout pour les amis chers auxquels je pense bien plus intensément que ces quelques lignes ne sauraient le révéler. Et poursuivons le quotidien et ses vestiges en restant nous-même c’est-à-dire je, pudique, sans pourquoi ni cœur de cible.

Vendredi 2 octobre, nous serons à Marseille pour causer d’Écrivains en séries avec Bastien Gallet, Joseph Mouton et Léo Scheer, dans le cadre de la Semaine de la pop philosophie. Rendez-vous vendredi à 19 heures au Pôle Média Belle de Mai, 37 rue Guibal dans le troisième arrondissement. Vous pouvez consulter le programme de la manifestation ici. J’espère que c’est encore la saison des violets.

Du 6 au 11 octobre, tous à Nantes pour le festival Midi Minuit Poésie – je garde un excellent souvenir de celui de l’année passée – qui accueille notamment un duo Bastien Gallet/Rodolphe Burger vendredi 9 octobre à 21 h, quartier Decré, ainsi qu’Emmanuel Tugny samedi 10 octobre au Pannonica – je ne sais pas encore à quelle heure mais tous les détails apparaîtront bientôt ici. La Maison de la Poésie précise déjà que certaines soirées sont sur inscription. Évidemment, puisque vous serez à Nantes, profitez-en pour faire des emplettes à l’incontournable librairie Vent d’Ouest, en plus, ya un excellent fromager à deux pas, je me souviens avoir lu le dernier Tanguy Viel en dégustant de la mozzarella fumée, c’était franchement pas dégueulasse.

Et puis j’imagine que vous l’avez remarqué, Les Mardis littéraires de Pascale Casanova sont devenus L’Atelier littéraire, toujours de Pascale Casanova, bien sûr, toujours sur France Culture mais le dimanche à 17 heures. D’ailleurs, le 20 septembre, vous y avez sans doute entendu parler de Raymond Federman. Dimanche 4 octobre, Frédéric Junqua y causera de Kart.

vendredi, septembre 11, 2009

La vie est belle – ou presque

Bonnes nouvelles Laureli en cette furie de début d’année, notamment le fait que Kart de Frédéric Junqua et Les Carcasses de Raymond Federman soient inscrits sur la liste du Prix Wepler – on est bien heureux et fiers ! – et puis d’autres, aussi, que je vous annoncerai quand tout sera officiel – c’est mon vieux côté superstitieux.

Ce week end, rendez-vous à la Fête de l’Huma, comme d’hab’. Je serai aux alentours du Village du Livre, je dis aux alentours car je n’arrive pas à rester 6 heures sans bouger derrière mes livres, c’est pas possible. Trop de tripes à la mode corse, trop d’huîtres au stand Loire-Atlantique, trop de sorbet coco mauritien artisanal… les tentations sont nombreuses – et ça finit toujours en citrate de bétaïne le lundi matin. En tout cas, je vous conseille d’y passer, à la Fête, c’est toujours un moment très réjouissant et puis au Village du Livre, il y a des auteurs plus forts moralement que moi qui résistent à l’appel de la tripe et de l’andouillette, et que vous pouvez donc rencontrer à coup sûr.

vendredi, septembre 04, 2009

« Madame Laure à son balcon, derrière une jalousie. »

« Saint Pierre était un pêcheur d’homme. Je suis un semeur de révolution. »
Santiago, Mike Resnick



On avait découvert Jérôme Lafargue grâce à L’Ami Butler, son premier roman paru en 2007 – illuminant la rentrée littéraire d’alors –, jeu de miroirs époustouflant, variation policière entre rêve et réalité. Dans les ombres sylvestres poursuit cette veine troublante en s’attachant à la généalogie de la famille Gueudespin, teintée de secret et de magie. On retrouve ce qui a fait le succès de L’Ami Butler : une langue orfèvre offrant de vertigineuses descriptions de la nature, des personnages complexes aux prises avec des situations tragiques, des émotions à la frontière du fantastique, mais aussi un goût de l’érudition – les portraits d’écrivains inventés dans L’Ami Butler, les portraits d’insoumis dans ce dernier livre – alliant à ce moment intense de littérature une énigme captivante.

Vous l’aurez compris, bis repetita placent, Dans les ombres sylvestres est, à nouveau, l’une des trop rares raisons pour lesquelles, à mon sens, la rentrée littéraire vaut la peine d’être attendue.

Sur la côte landaise, le village de Cluquet semble aux confins du monde, encerclé d’un côté par l’océan, de l’autre par le bois du Loup Gris. Une presqu’île battue par les vents animée des contes naissant à l’ombre des arbres. En 1905, Elébotham Gueudespin – c’est du moins le nom qu’il se donne après avoir lu Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand – rencontre les gemmeurs* qui y vivent, s’y installe, bâtissant une maison sur la dune dominant le village. Cet être solitaire aux yeux vairons se révèle un sorcier puissant aux pouvoirs dépassant l’entendement. Il aura un fils qui lui-même aura un fils qui lui-même aura un fils, Audric, chercheur en histoire et narrateur – de l’histoire. Tous sont nés un 2 décembre. Tous ont les yeux vairons. Tous, à travers une existence retirée et singulière, semblent poursuivre à leur manière le message confus initié par Elébotham, ayant disséminé des signes difficiles à interpréter.

Elébotham croit en la complexité des choses ou, tout du moins, leur absence de binarité : le bien et le mal ne sont pas deux pôles étanches mais se nourrissent sans cesse l’un de l’autre. L’ombre et la lumière doivent trouver un équilibre. Comme dans les tableaux de Hieronymus Bosch – d’ailleurs évoqués –, l’enfer se mêle au paradis, un irréalisme agressif et fantastique contamine l’esprit de rationalité dominant chaque jour davantage le monde. L’aïeul chaman lègue à sa descendance quelques carnets consignant les plantes de la forêt, détaillant leurs vertus, une petite flûte étrangement confectionnée en bois du Dahomey, ses peaux de sorcier qui semblent imputrescibles, un écusson représentant un écureuil… rébus qui égare les héritiers de la légende Gueudespin.

Mais pour ne pas évoquer davantage la trame du récit – on s’en voudrait d’en gâcher l’intensité et le suspense –, tentons une interprétation. La nôtre. Avec toute sa fragilité, sa subjectivité, l’une des forces de ce roman étant d’offrir de nombreuses pistes, pas forcément convergentes. Et pour cela, comme la baïne entraîne irrépressiblement vers le large, d’un courant impérieux, le nageur téméraire, prenons le livre à l’envers.

À la fin, se trouve un rapport du Ministère de l’Intérieur, les autorités étant supposées avoir retrouvé le manuscrit d’Audric Gueudespin, le roman, donc, considéré comme un dangereux ouvrage de propagande destiné à poser les fondations d’une sédition d’un nouveau genre. Avec le plus grand sérieux adapté à sa fonction, l’enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH, analyse ce qu’il assimile à un récit de vie, relève les incohérences, pointe la vérité, démasque ce qu’il estime être de la fiction, multiplie les pièces à conviction d’un procès dont l’issue semble déjà sûre. Parmi les protagonistes de l’histoire, il inscrit même le poète Aloysius Bertrand, soulignant ses activités séditieuses. C’est lui, J.L., enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH, qui donne au livre le titre Dans les ombres sylvestres, d’après le nom d’une librairie apparaissant dans le récit. Là encore, nous userons de l’ellipse, même si l’appétit de commentaire nous taraude, pour ne pas dévoiler les tenants et les aboutissants. Disons simplement que, lecteur pris aux rets de l’histoire, on espère l’évocation de Santiago de Mike Resnick au détour d’un chapitre, en quelque sorte prémonitoire, on attend de ce récit qu’il soit ce que redoutent les autorités : un mythe fondateur. Un terreau d’indocilité. Et même si l’enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH porte les initiales de l’auteur, Jérôme Lafargue, on imagine qu’il a pris le masque, incarné ce double profil de Janus préconisé par Elébotham, écrivant cette geste fascinante tout en conseillant, sous oripeaux de rond-de-cuir, de la mettre au secret.

Dans les ombres sylvestres est un moment de littérature grandiose, empruntant sa sublime majesté à la forêt. Les phrases y bruissent, les chapitres s’enchaînent comme les saisons colorent diversement les rameaux, les personnages y vivent leur vie d’allégorie. C’est aussi une arme idéologique, pour qui veut bien la lire comme telle, mais je ne serai pas pythie, je vous laisse trouver votre chemin dans le bois du Loup Gris.


Dans les ombres sylvestres de Jérôme Lafargue, Quidam éditeur.
En librairie en septembre 2009.

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Notes :
Titre du billet : « La Sérénade », Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand
* « Gemmeur » : Ouvrier agricole (en général métayer, à l’époque que l’on évoque) dont l’activité consistait à inciser l’écorce des pins maritimes afin d’en recueillir la gemme (résine). Dans un appendice en fin d’ouvrage, Jérôme Lafargue précise : « Les gemmeurs étaient considérés, avec les cheminots, comme l’un des corps de métier les plus virulents et les plus activistes. »
Photo forêt © boreally.org

Photo vague © photo-trafic.com
© lien au rire sardonique

{Texte paru dans La Revue littéraire n°41.}

jeudi, septembre 03, 2009

33 98 87 49 89 48 48 20 45



Son : Alva Noto
Texte et voix : Anne-James Chaton
Acteur : Kyusaku Shimada

mardi, septembre 01, 2009

La Universidad Desconocida

… Après un regard, une oreille orientés, sur Santiago du Chili, quelques mots sur La Universidad Desconocida, l’événement auquel j’ai participé, avec de nombreux autres artistes – plus de 80 professeurs, écrivains, artistes chiliens, français, espagnols, catalans, anglais, mexicains, argentins, boliviens, colombiens, américains et israéliens. Quelques jours consacrés aux pratiques expérimentales d’art sonore et visuel se déroulant aussi bien à l’Université de lettres et de communication Diego Portales (exposition, conférences, tables-rondes, performances…) que dans des bars comme le Thelonius ou le Rapa Nui (performances, « micro ouvert » – ce qu’on appellerait « sarau » en portugais du Brésil, ya pas vraiment de traduction littérale en français). Quelques jours de découvertes, en apesanteur, entre l’air de la montagne et le son à la fois étrange et familier du castillan chilien. Et comme le ferait remarquer Martin Bakero, l’un des initiateurs de La Universidad Desconocida, dire qu’il a fallu attendre de parcourir quelque 11 694 kilomètres pour que nous jouions ensemble – je ne vais tout de même pas écrire « performions » ! – Joachim Montessuis et moi… La magie des festivals, le talent de leurs organisateurs… Une autre bonne nouvelle : ces quelques jours se cristalliseront prochainement en revue – papier + CD & extension Internet ; je ne manquerai pas de vous faire part de son apparition attendue.



« Creo que en la formación de todo escritor hay una universidad desconocida que guía sus pasos, la cual, evidentemente, no tiene sede fija, es una universidad móvil, pero común a todos. »
Roberto Bolaño