J’ai reçu de plusieurs personnes – que je ne connais pas –, par email, ce texte signé Alexandre Fraielo – nom dont je n’ai trouvé absolument aucune occurrence sur le net, ce qui est assez rare… – qui pose une théorie étonnante concernant l’identité de Jérôme Lafargue – l’auteur du récent Dans les ombres sylvestres – qui serait un hétéronyme de Dominique Poncet et/ou Onuma Nemon ou une création collective à la « Marc Ronceraille ». Il est vrai que Jérôme Lafargue vivant en Afrique, ses apparitions publiques sont rares, en France. Il reste donc un personnage énigmatique et je dois avouer que, une amie de l’époque ayant semé le doute, j’avais eu moi-même quelques interrogations du même genre quant à son identité, au moment de la sortie de son premier livre, L’Ami Butler – il était intervenu dans l’émission de Pascale Casanova sur France Culture en duplex.
Le texte, que je copie-colle ci-dessous – mais que je m’engage à retirer si cela dérange son auteur, Alexandre Fraielo, il lui suffit de me contacter en laissant, par exemple, un commentaire justifiant de son identité… des fois qu’il soit lui-même un joyau de l’hétéronymie… – est une enquête fouillée – même si on n’en partage pas tous les rapprochements ou jugements sur certaines œuvres littéraires – et l’on est presque gêné de contredire des arguments si étoffés en annonçant que Jérôme Lafargue passera quelques jours à Paris et sera visible :
- jeudi 8 octobre à 19h au Divan, 203 rue de la Convention, dans le quinzième arrondissement ;
- vendredi 9 octobre à 19h30 à la librairie Atout Livre, 203 bis avenue Daumesnil, dans le douzième arrondissement en compagie de Philippe Annocque, Jacques Jouet François Beaune et Jean-Michel Guenassia ;
- samedi 10 octobre à 17h à la librairie Le Merle Moqueur, 51 rue de Bagnolet, dans le vingtième arrondissement.
Lecteur, tu sais quoi faire pour rencontrer le seul, le vrai, l’unique Jérôme Lafargue en chair et en os – et avec un peu de chance, tu verras aussi son éditeur, Pascal Arnaud, qui, je tiens à le préciser ici, n’est pas le fils naturel de Jérôme Lindon et de Catherine Deneuve, quoi qu’en dise la rumeur.*
Mais place à la question posée par Alexandre Fraielo : « Est-ce du ciment Lafargue ou du Mencius Poncet ? »
Je viens de lire avec grand plaisir Dans les ombres sylvestres, de Jérôme Lafargue qu’un ami critique qui n’a même pas daigné le lire m’a renvoyé ; c’est construit de phrases baroques, assez largement démarqué de plusieurs auteurs d’Amérique du Sud, dont Borgès est le nom qui vient immédiatement à cause du fantastique et du goût de l’érudition, bien que ce ne soit pas celui qui convienne le mieux.
On se retrouve au milieu de signes dissimulés à travers les landes, du bois du Loup Gris, avec un héros fasciné par la lecture de Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand et surtout des révoltés que sont les bûcherons-gemmeurs (à propos desquels Jérôme Lafargue note enfin de volume : « Les gemmeurs étaient considérés, avec les cheminots, comme l’un des corps de métier les plus virulents et les plus activistes. »).
L’auteur insiste également beaucoup sur l’ombre et la lumière dans les tableaux de Hieronymus Bosch… Et puis il y a aussi l’enquêteur aux initiales de l’auteur. Dans son précédent ouvrage, à cause de cet auteur constituant une œuvre de “débuts”, je songeais à Onuma Nemon, même si le résultat n’a rien à voir.
Donc par une sorte de manie je clique sur « gemmeurs + Onuma Nemon » je tombe sur un texte du CIPM du vendredi 1er avril 2005, qui est apparemment une présentation de l’œuvre de Onuma Nemon par Dominique Poncet :
« Pour cela, comme dit Aragon “Nous nous contenterons de peu / On aime et l’on vit comme on peut”. Chacun son échelle et son écuelle. Nous avons des félicités de gitans, de mécanos, de bûcherons gemmeurs. » Il semblerait que le texte soit plutôt d’Onuma Nemon.Or, à cette soirée à laquelle j’assistais, Dominique Poncet (qui est devenu sur le web Louis Watt-Owen entre autres) précisait bien qu’il n’était pas Onuma Nemon.
C’est sur le site du dénommé Watt-Owen que j’ai découvert pour la première fois des textes de Lafargue.
Curieux, curieux…
Cette fois-ci, sachant aussi que beaucoup de personnes et l’auteur lui-même ont insisté sur son activité réelle et pratique de bûcheron, je questionne « bûcheron + Onuma Nemon » et je trouve d’abord l’entretien du Quartier en 2005 :
« c) Vous consacrez aux arbres des portraits : comment les regardez-vous ?
Je les vois comme des individus à la façon de Hugo ou de certains romantiques allemands, et surtout comme habités par des divinités telles que les Méliades qui logent dans les frênes. Je les fréquente beaucoup comme bûcheron, et pas de façon décorative. Un seul arbre isolé construit et condense tout un paysage autour de lui. »
Puis encore sur le site cet extrait de « Pr’Ose ! » :
« Je vois dit Walt un tracteur grinçant du côté des plaines.
J’entre dans les cuisines où cuit le chou pommé et d’où surgit
Une nouvelle source pour le monde, dit Pablo.
L’Amérique du Nord arme ses hordes
De bouchers des abattoirs de Chicago
Pour gouverner la musique et l’ordre.
Que s’éveille le bûcheron Oural ou Illinois, qu’importe ! »
Et cet autre : « Le bûcheron barbu, bonnet de laine noire,
Rit près de moi à qui préconise
À son voisin migraineux “un cachet d’entre-cuisses de femme” »
Si je clique à présent sur « Aloysius Bertrand + Onuma nemon » je tombe sur un texte paru dans la revue Fusées et datant de 2007 à propos d’un peintre nommé Lucerné et je lis entre autres :
« Ce que dit Max Milner de l’invention du poème en prose par Aloysius Bertrand dans la chère ville de Dijon (qui fut également première à imprimer Joyce et où Henri de la Tribu des Gras finit en partie sa vie), ce créateur génial d’une “esthétique de la discontinuité” rejoint cela : “Mais à s’attendrir sur le guignon dont le poète est une victime presque trop exemplaire, on risque de méconnaître les bénéfices que son œuvre a retirés de son isolement, bénéfices qu’il a peut-être inconsciemment recherchés en s’enfonçant dans sa marginalité. Cette notion de marginalité me paraît essentielle pour comprendre comment a pu se former un talent si étrangement soustrait à la norme. Elle suppose ce qu’il faut de contacts avec le monde pour en capter les influx, en ressentir les appels, et en même temps une incapacité foncière, à la fois subie et voulue, à s’y faire une place.” » (Préface à l’édition de Gaspard de la Nuit, Poésies Gallimard. 1980).
Et Aloysius lui-même : « Je suis presque sans chaussures, mon habit est usé sur le devant […] c’est aussi en partie ma toilette qui me fait négliger Victor Hugo et ses amis » (Ier août 1829). « C’est grâce à un manque de chaussures que le poème en prose a été inventé. »
D’autant plus curieux qu’il est question dans ce même texte en gros du plagiat et de la façon dont tout le monde mâchonne la même chose grâce au Net et produit des « imitations lamentables. »
Ailleurs et toujours sur le site Onuma Nemon je trouve en commentaire d’un texte des Quartiers de O. N. concernant l’Oncle de Buenos-Aires :
« Où il est encore question de la prosodie, d’Aragon autant que du Maimonides Hospital, mais surtout du “duende” des fuyeurs des Tribus diverses de la Cosmologie, des Incarnations et de la façon dont l’Inscription transforme les corps, de la théorie des veilleuses et de la formidable invention réclusive d’Aloysius Bertrand ou du peintre Luncarné.
I. Revay »
Et dans le texte lui-même :
« Bergotte parlait ainsi au nom de “l’aristocratie du goût” de la jouissance de plats simples qui devait être offerte à tous, tels que le porc aux lentilles de Brecht, ou les lentilles à l’échalotte avec un filet de vinaigre ; et le peintre Luncarné disait des choses semblables à propos de certaines boissons, ceci n’ayant rien à voir avec la fortune. Ou encore Le Capitaine, à propos de la douceur de la gousse des fèves toutes premières de la région girondine, de l’odeur torsadée des tomates qu’on arrose le soir, en plein été… »
Cette fois-ci Lucerné est devenu Luncarné ! Puis plus loin :
« Aloysius Bertrand et sa prose gothique ! Perdition farouche ! Mais nous, dans la neige, nous aimons laisser briller la tiédeur intimiste de Varikino, le cristal fleuré de la Cerisaie, tout ce continent-là de veilleuses et de quiétude, autant que les marches exaltantes de Robert Walser ou de Nijinsky. »
Et dans un texte apparemment explicatif concernant le personnage de Henri le docker de la Tribu des Gras (qui fut aussi bûcheron !) :
« Il vint à Dijon parce que La Bande à Jésus y prêchait la non-directivité par le tag et surtout parce qu’Aloysius Bertrand y avait inventé le poème en prose qui avait permis Les Petits Poèmes en Prose de Baudelaire et Les Illuminations de Rimbaud. Rien n’avait été inventé depuis, sinon les Shortes, ces Plus Courtes Encores (que des Nouvelles), par O. Lui qui était analphabète avait appris à adorer Aloysius Bertrand que lui lisait Jeanne à haute voix, et comme lui il pouvait dire : “J’aime Dijon comme l’enfant, la nourrice dont il a sucé le lait.” à cause de la véritable symbiose entre le présent et le passé que cette ville journellement et amoureusement contemplée a rendue possible chez un être qui a porté le désir de faire revivre le passé jusqu’à l’hallucination. […] il opère des trouées dans le mur des siècles qu’il parvient à opérer lorsqu’il se plaît, comme le dit encore admirablement Breton, “à nous précipiter du présent dans un passé où aussitôt nos certitudes tombent en ruines”. On imagine mal ces visions libératrices élaborées ailleurs que dans le renfermement d’une ville provinciale. (Max Milner), comme pour Lucarné.
Henri a retrouvé cet état hallucinatoire dans Bruges également, sur les traces de Rodenbach et de Rimbaud, après les Ardennes en Hiver. Dans Bruges la plongée littérale en Moyen-Âge, la perdition dans les canaux, toujours ramené à un même point, l’errance à travers la Neige. Et, sans se leurrer pour autant, ceci étant lié à l’artifice gothique. »
Si je cherche à présent du côté des « landes » je retombe sur l’Oncle de Buenos-Aires dans les Quartiers de 2004 avec ceci :
« Il a insisté sur plusieurs choses dans “la Mission des Troupes Diverses” :
– la transmission orale (mais la bonne parole n’était pas la même dans chaque groupe ?)
– celle des manuscrits Orphiques contenus dans le coffre de La Havane,
– la mise à jour de la méthode contenue dans chaque œuvre d’art indépendamment de toute interprétation,
– la transcription des états hypnagogiques, à la limite de l’endormissement, tous les imbéciles disparus, quand toute maison dort,
– chercher les proses dans les landes : touffues, griffues, les textes haillonneux, buissonnés, farouches, ceux qu’on n’obtient qu’en courant sur des terrains cahotiques,
– la reconduite Zen de recherches à pousser au-delà dont “un pacte inter-osseux”.
– l’appréciation la plus “serrée” de “La formule de Jivago” (à voir), cette combustion incessante, cette braise rougeoyante entretenue par des pages (ça ce serait plutôt Stephen)
– enfin capter tout ce qui se glisse entre les strates du monde : sonores, physiques, etc. Mais on en a sûrement oublié ! »
J’ai trouvé dans la cosmologie du susdit tout autant de choses autour de « loups gris » et d’un lieu dit « Le Bois Noir » avec l’Oncle Alfonse, bûcheron-gemmeur dans les landes. Etc, etc.
Du côté de l’ombre des tableaux, j’ai moins cherché mais j’ai tout de même trouvé ceci, toujours dans les inévitables Quartiers :
« Arrivé à Paris peu après Christophe, Onan, dit “L’Hombre” amateur d’ombres, cherche à rapter les ombres dans les tableaux.
Il se trouve devant cette évidence que là réside, dans cette couche de fraîcheur extrême des choses, le sentiment absolu du Temps.
À l’extase d’aisance de la campagne répond la condition du devenir de la Mort. Le franchissement du Temps fructifie dans les ombres, dans la face fragile des tableaux, qui est leur abord Bergottien.
Ombres des arcades sous le Pont-Neuf, ou des nuées sur l’immensité de la place Dauphine avant la destruction d’un côté de son triangle pour l’extension du Palais de Justice. Ombres paysagées des versants de Paris depuis ses hauteurs environnantes de la Butte Montmartre ou du Mont Parnasse.
L’Hombre aspire d’autant plus cette liquidité baroque, poudreuse, lyrique, du soleil en contrepartie, qu’il s’imbibe de l’enthousiasme secret du cher repli dans les peintures romantiques et du début du XXe siècle.
Il a découvert cela abruptement, continuité et non découpe, tombé dans cette nappe avec surprise.
Son humanité est faite d’ombre et non pas d’obscurité.
L’ombre est une maladie de la lumière, son retour sauvage à l’enfance, à l’organique. Elle coule le long des bâtiments comme l’urine, se fixe sous les nuées comme du sperme, s’enduit au couteau sur le paysage comme des excréments, redevient signe brut, biologie de la pierre et de l’arbre à peine décalée par un voile translucide.
L’ombre est une teinte, un terreau répandu pour toutes les possibilités de l’être, une multiplication de mycoses explosives. C’est l’ombre qui fait basculer la partie soleilleuse du tableau dans l’œuvre d’art ; c’est pourquoi elle contient la fureur du passé sans altérations ; elle se borne à le recouvrir légèrement et en conserve dans une discrétion tous les reliefs inaltérables.
L’ombre, c’est l’excrétion de l’enfant, l’encre de la pieuvre, la gale de chêne au coin du pupitre.
L’ombre plisse la mouvance éternelle du corps enfantin du monde, chiffonne l’Univers merveilleux avec ses grandes coupes, ses fractures, et rapproche des continents situés à des milliers d’années-lumière de distance… Comme sur les routes d’Aragon, sans qu’on le voie tout de suite, le plateau qui semble continuer celui où l’on se trouve est en réalité coupé par un immense précipice qu’on ignore.
L’ombre est une matrice pour l’être flasque qui lance sa modernité par une poétique des lignes de crêtes toujours inachevées, interrompues en poudre, vers une vraie vue d’aurore, un chant clair.
Humanité de cette mouvance de Chose qui modèle visages, corps, paysages, et contient leur formidable puissance ramassée. »
Vous en conviendrez, on n’en finirait pas, et peut-être qu’il en est ainsi avec beaucoup d’auteurs, cette spirale paranoïaque étant créée je le suppose de toute pièces par le web. Mais, sans vouloir imposer mon interprétation, Onuma Nemon est-il un pseudonyme de ce Lafargue qu’on trouve avec insistance chez Onuma Nemon au prénom de Paul, le roi de la Paresse ? Ou bien Lafargue et Nemon ne sont-ils que des pseudonymes de Dominique Poncet mystérieusement disparu ? (Et pour cela, j’ai quelques documents en réserve que je développerai dans un autre blog, sauf à rendre celui-ci indigeste.)
C’est bien dans le premier numéro de la Polygraphe qu’on a pu lire « Brigitte et son chou », le premier texte d’Onuma Nemon, et à Chambery on sait que le père Poncet, Henri a une réputation de bûcheron et d’homme de force.
Parmi les auteurs potentiels, pourquoi n’ajouterions-nous pas l’auteur de l’Alamblog, un des comparses de l’ex-main de singe, dont la spécialité reste l’érudition en matière d’histoire littéraire ?
Car en définitive, contrairement aux fausses pistes (photos contradictoires, pseudo-révélations, témoignages inversés de gens n’ayant pas du tout rencontré la même personne…) il semble bien qu’Onuma Nemon soit une création collective. Sinon comment expliquer des écritures aussi différentes. Il y a eu un billet à ce propos sur le site… mais il n’est resté que deux jours en décembre 2008 ! À qui voudrait bien le saisir comme la queue du Mickey.
Renaud Camus quant à lui, grand connaisseur du Gers et proche (géographiquement) des Tristram semblait dire si j’ai bien compris ses allusions qu’il s’agissait de l’un d’entre eux mais je vois mal un texte aussi traditionnel et appliqué que celui de Gailliot englober cette sorte d’univers.
À la fin, c’est à d’autres lecteurs à dénicher qui se trouve dans les ombres sylvestres ou dans les strates des textes.
Alexandre Fraielo Marseille
Image d'illustration : photo de l'intérieur du livre : Marc Ronceraille par Claude Bonnefoy, numéro 100 d'« Écrivains de toujours », éditions du Seuil, 1978, photo trouvée sur le blog Tours et détours.
* Rumeur qui n'existe que dans ces quelques lignes, bien sûr (je préfère préciser, on ne sait jamais)... Mais qui n'est pas plus délirante que Jérôme Lafargue être de papier...