PanAmérica, incipit
Je survolais dans mon hélicoptère les camions qui répandaient du sable à l’orée de l’immense mer de gélatine verte. Comme je survolais la plage que l’on était en train de construire, l’hélicoptère passa au-dessus du camion-citerne. Là, un Noir testait un lance-flammes. Je donnai un ordre au pilote de l’hélico en désignant le camion et bientôt l’appareil manœuvra au-dessus du camion et vint se poser quelques mètres devant lui. Je sautai de l’hélico et criai à l’énorme Noir qui vérifiait le fonctionnement du lance-flammes : « Hé, toi ! ». Je lui demandai ce que donnait le lance-flammes pour les colonnes de feu. Il me demanda de m’éloigner de quelques mètres, alluma le lance-flammes, le dirigeant vers le ciel. Un jet de feu gicla du lance-flammes vers le haut ; l’énorme Noir faisait des signes à l’homme qui contrôlait l’essence près du camion-citerne. Je criai au Noir que c’était parfait, que c’était très exactement ce que je souhaitais. Le Noir s’en fut contrôler la sortie d’essence et l’énorme nuage de feu qui se dressait au-dessus diminua jusqu’à s’éteindre. Je demandai au Noir s’il savait où il allait se mettre à couvert, avec son lance-flammes. Le Noir répondit que l’ingénieur avait déjà construit une petite élévation dans la mer de gélatine verte, que la cachette avait déjà été construite avec beaucoup de soin. « Et Burt ? » Demandai-je. Comme le Noir répondait qu’il n’en savait rien, je vis surgir du fond d’un bâtiment un camion portant Burt Lancaster, deux énormes ailes blanches sur ses épaules. Le camion s’arrêta là et je demandai : « Ça va, Burt ? » « Très mal » répondit Burt du haut du camion, dans ses sous-vêtements blancs et avec ses ailes d’ange par-dessus. Je questionnai Burt qui demeurait immobile sur la carrosserie du camion. Burt ne pouvait pas bouger du fait de l’excès du poids des énormes ailes blanches et se bornait à se tenir debout sur le capot du camion. Il se mit à se plaindre de ce que les fils de nylon qui le retenaient à l’hélico soient trop lâches et le poids des ailes excessif. Il allait geignant, disant qu’il était dangereux de demeurer pendu en haut de la colonne de feu produite par le lance-flammes. Je montrai le Noir à Burt et lui indiquai qu’il était technicien en lance-flammes et qu’il ne courait par conséquent aucun danger de brûlure. Burt me dit que je pouvais travailler en surimpression sur les négatifs du film et que de la sorte tous les problèmes se trouveraient résolus. Je me fâchai contre Burt et lui assénai que tout ce que j’étais en train de faire allait dans le sens du réalisme du film et que le public ne croyait pas aux surimpressions toujours imparfaites et floues. Ma colère s’accrut quand il commença à mentionner les fils de nylon transparents qui devaient le retenir à l’hélico. Enragé, je me mis à hurler contre Burt, disant que j’avais bien l’intention d’utiliser sa doublure pour la scène de la fuite des juifs mais que c’était lui, Burt, qui avait insisté pour jouer lui-même l’ange du Seigneur. Burt continua à argumenter du haut du camion en disant qu’il n’avait jamais utilisé de doublure dans aucune production, pas même pour des scènes dangereuses. Je sautai sur la carrosserie aux côtés de Burt criant au chauffeur, en frappant le capot « Studio F ». Le chauffeur se mit immédiatement en route et le camion prit la direction du studio F. Il décrivit une courbe et se ficha en face du grand bâtiment du studio F. Je sautai du camion et trois techniciens aidèrent Burt à sauter également. En face de l’immense cour du studio F se tenait la foule des figurants assis les uns contre les autres et bavardant. Les trois assistants de direction accoururent et me dirent qu’ils donnaient aux figurants par haut-parleur des indications sur le tournage. Au cœur de la foule, je remarquai Cary Grant, habillé d’une longue tunique, avec son immense barbe de patriarche et sa chevelure blanche. Cary Grant tenait en main un bâton de pasteur et portait une tunique grise grossière qui lui descendait jusqu’aux pieds. Je m’approchai de Cary Grant et lui dit qu’il importait qu’il se pénètre du rôle et je lui demandai si les assistants lui avaient transmis les instructions. Ils répondirent que tout lui avait été scrupuleusement transmis. Cary Grant avait retiré sa longue barbe pour entendre mieux. Je lui demandai d’interpréter la scène de l’ouverture de la mer. Cary Grant leva son bâton de pasteur mais je l’interrompis, lui indiquant qu’il convenait qu’il replace sa barbe. Cary Grant remit sa barbe et fit un impétueux mouvement, levant le bâton vers le ciel. Je lui dis que le geste devait être plus énergique, plus dramatique, plus conforme à celui du patriarche juif. Cary Grant répéta le geste, je lui dis que ça allait et lui demandai s’il avait déjà appris son dialogue avec Dieu. Les assistants répondirent que Yul Brynner et Cary Grant avaient déjà répété le dialogue entre Dieu et Moïse. Je saluai Cary Grant et fis signe au camion, je sautai dessus et dis « Studio H ! » Burt me fit signe, montrant les fils de nylon qui le retenaient à l’hélico, le camion passa devant lui et je lui criai « Je reviens ! » Le camion prit la direction du studio H, bourdonnant entre les deux rues où les figurants étaient dispersés, habillés en soldats juifs et égyptiens. Le camion passa près du char de John Wayne, qui trottinait par les rues. John Wayne portait une cuirasse et une robe de pharaon. Le camion dépassa le char, tourna au coin de la rue et fit halte devant le studio H. Je sautai du camion et entrai dans le studio, salué par les deux concierges. J’entrai dans le studio au très haut toit, éclairé par des projecteurs allumés : dans le fond, une immense toile azur figurant le ciel, les projecteurs allumés, deux grues, trois caméras. Yul Brynner se tenait sur une estrade ceinte d’un nuage blanc. Je lui fis signe, lui indiquant de rester en position. Je demandai à mon assistant d’augmenter un peu la taille du nuage blanc en lâchant un peu plus de gaz : à cause des projecteurs, l’un des angles de l’estrade restait en effet visible. Cette prise devait être réalisée par mon assistant et je donnai mes instructions sur le tournage de la scène où Yul Brynner se tenait sur le nuage. Je hurlai à l’assistant que tout était pour le mieux, qu’il pouvait filmer la scène de Dieu sur le nuage et je quittai le studio, annonçant que j’allais commencer à tourner les scènes de foule. J’entrai dans la cour où mon producteur discutait avec mon assistant. Je donnai une tape amicale dans le dos de mon producteur et me mis à rire. Mon producteur avait quelque appréhension sur le coût de ma superproduction La Bible et je m’efforçai de le convaincre, désignant les décors qui représentaient le palais de Nabuchodonosor. J’expliquai au producteur les prises en plongée sur les jardins du palais, effectuées depuis cinq hélicoptères équipés de caméras à zoom. Comme mon producteur continuait à me dissuader d’utiliser cinq hélicos pour les prises, j’entendis un « Hello ! » dans mon dos et deux mains de femme couvrirent mes yeux. Je me retournai en riant, faisant tourner Marilyn dans mes bras. Je libérai Marilyn et la présentai cordialement à mon producteur, lui précisant que Marilyn allait jouer deux rôles dans la superproduction : celui de Bethsabeh et celui de Sarah. Cela eut le don d’irriter le producteur. Il me renvoya à ma méconnaissance des Saintes Écritures : comment pouvais-je utiliser une jeune fille pour jouer le rôle de Sarah, la femme d’Abraham ? Marilyn se mit sur la pointe des pieds et me donna un baiser sur le front. J’essuyai le rouge à lèvres et demandai à mon producteur de s’occuper du cachet de la foule de figurants qui se massait aux portes du studio. Je dis que je commencerai à tourner à deux heures de l’après-midi la scène où Nabuchodonosor devient fou et se met à manger de l’herbe. Le producteur s’éloigna la tête basse et je lui demandai, l’appelant de loin : « Et John Wayne ? » Le producteur tourna la tête et fit un geste de la main qui entendait signifier qu’il ne savait pas s’il était déjà arrivé.
(...)
PanAmérica, une épopée de José Agrippino de Paula (traduit du brésilien par Emmanuel Tugny).
En librairie le 18 janvier.