La Vénus à la fourrure de Yapou
Yapou, bétail humain de Shozo Numa paraît dans quelques jours. Un monument de la littérature mondiale, dont l’impact devrait se révéler aussi fort que celui d’œuvres comme Vie et opinions de Tristram Shandy ou encore Eden, eden, eden. À quoi peut-on le deviner ? La sensation de rencontrer un univers qui nous habite déjà, en creux, un enfer qui nous est familier, lien entre l’impact idéologique des Cent vingt journées de Sodome et l’avénement de la bombe atomique (Yapou, bétail humain a été écrit dans les années 50). Ou encore : l’invention du masochisme et la révolution politico-sociale qui en découle.
Cette fresque post-moderne trace les contours d’un autre monde, fictif, futuriste, EHS, gouverné par les femmes (des femmes d’origine anglo-saxonne, évidemment belles et dominatrices, aimant à jouer de la cravache) et au sein duquel la « race jaune » et plus particulièrement sa branche japonaise appelée « yapou » (nulle trace de chinois, en effet...) n’est plus considérée comme humaine mais comme une matière première intelligente et servile servant au confort et aux caprices de l’élite blanche. Une conscience « viandeuse » à modeler selon ses besoins et désirs. Cuir de Yapou, meubles yapou, toilettes yapou, baignoires yapou, yapou réduits, mutilés, démembrés... Bref, un avatar d’une idéologie que l’humanité n’a que trop subie et ne subit que trop : esclavagisme, fascisme, nazisme...
Yapou/ma peau
Reprenant la tradition de Jonathan Swift et du voyage fictif, Shozo Numa imagine qu’un vaisseau spatial chute sur terre dans les années 196X, découvert par un jeune couple : une allemande et un japonais. Les tribulations de la rencontre de la pilote – jeune noble intrépide – et des deux jeunes gens les amèneront à découvrir l’étrange univers d’EHS que nous décrit l’auteur avec force détails dignes d’un Jules Verne, alternant adresses au lecteur (dont l’humour pourrait également faire penser, parfois, à Laurence Sterne) et digressions techniques. On songe également à la tradition du roman philosophique telle qu’elle a été développée par le Sade de Aline et Valcourt, que Shozo Numa cite d’ailleurs comme l’une de ses références. On devine aisément, dans un tel monde, quels seront les sorts respectifs de la jeune femme à la peau claire et de son fiancé japonais. Mais, redoublant l’horreur de la condition yapou, le lecteur assiste avec effroi à l’évolution fulgurante des sentiments de la jeune femme... miroir de ce que serait la réaction d’individus appartenant à la « classe dominante » dans une situation équivalente, quelles que soient leurs réticences et certitudes de départ.
Yapou/Japon
Shozo Numa a été soldat vénérant son empereur à l’égal d’un dieu, adorant son pays comme une terre bénie, prêt à mourir pour l’Empire du soleil levant. Prisonnier de guerre, il a subi l’humiliation d’une femme blanche semblant tout droit sortie de La Vénus à la fourrure : « J’étais un chien jouant avec la pointe de ses pieds, j’étais un cheval sur lequel elle s’asseyait pour être promenée. » – écrit-il dans la Postface de 1970. De plus, vivant avec ses compatriotes « les ténèbres de la civilisation de l’atome », il a connu la perte des illusions, la chute vertigineuse de l’impérialisme nippon ; une désillusion transformée, selon ses propres termes, en excitation masochiste par la captivité. Ce qui l’a amené à incarner le complexe d’infériorité des japonais par rapport aux blancs dans cette œuvre terrifiante, honnie, comme on l’imagine, du Japon de l’après-guerre.
« Yapou, bétail humain est le plus grand roman idéologique qu’un japonais ait écrit après-guerre. Ce que j’admire dans ce roman, c’est qu’il apporte la preuve que le monde change. L’une des prémisses de ce qu’on appelle le masochisme est que l’humiliation est une jouissance ; à partir de là, quelque chose est possible. Quand ça se réalise, ça prend la forme d’un système qui finit par recouvrir le monde entier. Plus personne ne peut alors résister à ce système théorique. Et tout finit par y être englobé, la politique, l’économie, la littérature, la morale. Ce roman parle de cette terreur. » commente Yukio Mishima.
Yapou/et nous
Yapou, bétail humain crée en effet un univers extrêmement cohérent, malgré ses prémisses révoltantes, inacceptables (les noirs sont des demis-hommes, les yapous ne sont pas humains, les blancs sont des dieux.) Les descriptions de mobiliers humains, les terribles mutilations qui leurs sont infligées sont narrées avec tellement de froideur qu’elles semblent s’inscrire dans une logique implacable. Dès lors, l’inimaginable, l’enfer se meut en une épopée lisible – quoiqu’en désaccord total avec tout principe acquis. Le manichéisme se renverse avec une éloquence vertigineuse. Ce catalogue d’une civilisation qui ne peut que nous faire horreur s’impose comme un prisme de notre monde et en acquiert alors une aura magnétique.
« La théorie de la domestication du Yapou, s’appuyant sur sa non-humanité, permit de rationaliser son élevage de la même manière que la « théorie de l’évolution » avait permis de rationaliser le capitalisme en faisant de la libre concurrence une loi de la nature. »
Parallèle qui ne peut que glacer le sang... car finalement, ôté le merveilleux de la narration, l’allégorie, les inventions futuristes et la beauté surnaturelle des femmes blanches décrites, en changeant quelques distributions de rôles (on pourrait tout simplement remplacer « yapou » par « pauvre », en conservant un code de couleurs adapté), Yapou, bétail humain, est-ce vraiment de la science-fiction ?...
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