Bibi c'est lui
Moins ça va, plus ça vient. La littérature et la consommation de masse. La nécessité et la publicité. L’écriture et l’aliénation. Moins ça va, plus ça vient. Qu’importe le prix – incarné – qu’importe la souffrance, il est des choses qui résistent à l’engluement généralisé, malgré tout. Moins ça va, plus ça vient. Moins ça va plus ça s’écoule, le trop plein du dire, dans la langue apprise, malgré cette langue apprise, la langue des autres qu’il faut malmener sans cesse à la recherche, tâtonnante de la sienne. Moins ça va, plus ça vient. Tel est le mouvement d’une écriture qui progresse, inexorablement, en un flux continu s’imposant comme l’une des grandes voix de la littérature contemporaine, celle de Charles Pennequin.
Avec une discrète fermeté (on pourrait parler aussi de violence paisible. Ou encore de poète gendarme... bref de grand écart critique) Charles Pennequin pose des syllabes de lui-même, bégayant les « bibi » sans les ressasser, sous forme d’objets verbaux drôles et acérés. On peut le lire en plaquette mais aussi chez Al Dante et P.O.L., notamment. Et beaucoup en revues, collectifs... Il serait sans doute bien difficile, déjà, de constituer sa bibliographie complète. Ce mouvement de dispersion de l’écrit, de croisement avec des artistes, d’autres écritures est conforme au « style » de Charles Pennequin : phrases rythmées, presque percutées, progressant pied à pied toujours plus loin en soi, le soi qui est la langue et le malaise de la langue, le soi qui ne sait pas très bien combien il est mais qui tente, tout de même d’y voir un peu plus clair dans tout ce magma, de trier, de compter, d’énumérer...
D’ailleurs, évacuons d’emblée la question du genre et tant pis pour les rayons des librairies. Prose ? poésie ? prose poétique ? Prose et poésie. Ponge aurait sans doute parlé de proésie. En tout cas une écriture qui excède ces questions de plus en plus obsolètes. Textes indécidables. Certaines écritures dites critiques en font également partie. Je serai bien en peine de dire si Charles Pennequin écrit du roman ou de la poésie. Lorsqu’on parle de création littéraire, de telles divisions deviennent caduques – de faire œuvre, s’entend, pas de production commerciale...
Charles Pennequin, donc, travaille la langue à même sa matérialité. Si l’on voulait céder à la facilité de la comparaison, on parlerait de quelque chose d’un Beckett mâtiné de Céline. Pour ne pas dire la répétition obsédante, progressive, haletante, l’oralité en plus. L’oralité héritée et réappropriée, digérée, recrachée avec plein de petits bouts de soi qui dépassent, plus ou moins éraflés, sans stature ni pose. Charles Pennequin est loin de se regarder écrire. Ce serait même le mouvement inverse. Il écrit pour voir quelque chose. Voir se former quelque chose sans rechercher le carcan d’une forme. Comme dans cette lecture-performance où il prononce une phrase comme les enfants lisent pour la première fois une unité grammaticale tout entière sur le tableau noir. Il dit une phrase ainsi, lentement et avec une certaine difficulté, enchaînant les mots en les déhanchant un peu, tout en l’écrivant tout attachée (sans séparer les mots entre eux) sur une feuille blanche. En général, il est assis à un petit bureau avec une petite lampe, tout penché sur la feuille, d’un air appliqué. La page terminée, il prononce pareillement une autre phrase. Le mouvement de succession des pages semble sans fin. En général, il effraie un peu. Impression d’étouffement, de fascination. Avec envie de sortir, de s’enfuir en courant. On a l’impression que cela ne finira jamais, que ce n’est pas fait pour finir. Le bureau à l’air trop petit pour lui. Ou alors l’effet de réminiscence scolaire est tellement fort que le souvenir déforme le mobilier et nous replonge dans nos salles de classe respectives, quand les signes autrefois opaques qui recouvraient murs et livres sont devenus peu à peu familiers, avec plus ou moins de douleur selon les cas...
Lire et écouter Charles Pennequin, c’est vivre cette expérience-là. Une renaissance dans la langue qui est création de sa propre langue. Un mouvement d’une violence extraordinaire, pourtant sans coups d’éclat ni effet thématique facile. Toute l’efficacité subversive vient de là. En soi, sans gesticulation. Un simple enchaînement de mots qui ruine la belle assurance du flot langagier qui nous noie, chaque jour. Une entreprise proprement révolutionnaire.
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Série Reprint/Noprint (en bien sabré) # je-ne-sais-plus-combien...
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