dimanche, octobre 04, 2009

Dexter à Marseille

Voici le texte de mon intervention sur Dexter dans le cadre de la soirée « séries télé » de la Semaine de la pop philosophie qui se déroule en ce moment à Marseille. Un texte écrit pour être dit, je le précise – donc volontairement clair (enfin, j’espère) – et itératif avec plein de points sur un certain nombre de « i ».

La dissection ludique de cette notion de « pop philosophie » s’est poursuivie aujourd’hui avec le « Jeu de la théorie » inventé par Patrice Maniglier et un audacieux parallèle entre Barbara Cartland et Hegel jonglé par Mark Alizart. Certaines interventions seront bientôt retransmises sur Léo Scheer.TV. L’on passe de très beaux et bons moments d’amusements théoriques et de joutes rhétoriques plus ou moins référencées que nous espérons ainsi vous faire partager prochainement.

Merci à la très talentueuse et adorable et efficace équipe de la Semaine de la pop philosophie, Jacques Serrano – créateur de l’événement –, Émilie, Vanessa…




J’avoue avoir innocemment donné dans le spoiler en écrivant mon texte sur Dexter pour Écrivains en séries. J’étais tellement immergée dans le rythme de diffusion américain qu’il ne m’était pas venu à l’idée que quelqu’un, en France, pouvait ne pas en avoir vu les deux premières saisons… Après m’être fait copieusement insulter par une amie qui se reconnaîtra, j’ai donc décidée d’être plus attentive et je vais tâcher de ne pas gâcher le plaisir de ceux qui seraient en pleine découverte dexterienne ou qui s’apprêteraient à s’y lancer en vous en faisant une rapide présentation subjective.


Avant la série : le livre

Avant d’être le héros d’une série, Dexter a été celui d’un roman de Jeff Lindsay – qui est marié avec la nièce d’Hemingway, pour la petite histoire, depuis que je lis Grazia, je n’ai plus de scrupules à distiller ce genre d’informations… – Ce cher Dexter (Darkly Dreaming Dexter), dont la traduction est parue en 2005 au Seuil. Pour les obsessionnels, je signale que Jeff Lindsay fera un caméo – « apparaîtra » en français, mais on perd la référence hitchcockienne… – dans le dixième épisode de la saison 3 dont je ne vous dirai rien, non, même si je l’ai vue, hé ! hé !…

La première saison de Dexter suit d’assez près les grandes lignes du roman de Jeff Lindsay, notamment à travers la constitution du personnage principal. Elle s’en déprend à partir de la saison 2, alors que l’écrivain poursuit de son côté sa saga avec : Le Passager noir (Dearly Devoted Dexter), Éditions du Panama, 2005 ; Les Démons de Dexter (Dexter in the Dark), Michel Lafon, 2008 ; Dexter by Design, sorti en 2009 au Royaume-Uni et encore non traduit en France, évoquant la lune de miel de Dexter à Paris pendant laquelle il découvre le monde de l’art contemporain… ; le prochain Dexter de Jeff Lindsay, prévu pour 2010, s’intitulera : Dexter is Delicious et devrait contenir des éléments de cannibalisme.

C’est donc Jeff Lindsay qui crée Dexter Morgan, expert judiciaire le jour, meurtrier en série la nuit, c’est lui qui évoque le « passager noir » qu’invoque sans cesse Dexter et surtout, l’écriture à la première personne – procédé d’ailleurs repris dans mon texte – qui est adaptée en voix off du héros dans la série.

James Manos Jr en réalise l’adaptation sérielle. Il est l’un des auteurs des Soprano (de David Chase) et de The Shield (de Shawn Ryan), séries dont l’univers est proche, par certains aspects, de celui de Dexter : la violence fragile de Tony Soprano, capable d’assassiner son meilleur ami sur une suspicion de trahison et de tomber dans les pommes parce que des canards sauvages ont déserté son jardin ; Vic Mackey, chef ripou de la « Strike Team » dont The Shield raconte les aventures, à la fois repoussant et corrompu mais terriblement attachant car humain, trop humain.

Pour donner dans la digression et citer d’autres îlots esthétiques dans le monde des séries contemporaines, on pourrait aussi évoquer Joss Whedon, créateur des séries Buffy, Angel, Firefly et Dollhouse – cette dernière sera diffusée en France à partir du 25 octobre 2009 sur Téva – qui développe un univers très cohérent tiré des comic books – voir à ce sujet l’article très riche de Clément Tuffreau dans Écrivains en séries.

Ou bien, évidemment – et là, on donne dans le très haut de gamme plastique – Alan Ball, qui a offert au cinéma American Beauty et aux séries les monuments que sont Six Feet Under et True Blood – actuellement en diffusion. Il est intéressant de remarquer une similitude entre le début d’American Beauty et les débuts d’épisodes de Six Feet Under puisque American Beauty commence par la mort du héros, Lester Burnham et développe ensuite une analepse – ce qui diffère, en l’occurrence, de la série Six Feet Under dans laquelle on suit à la fois le devenir des cadavres (réactions des proches, embaumement, enterrement…) et l’évolution de la famille Fisher, propriétaire de la société de pompes funèbres Fisher & sons. Quant à la cohérence esthétique entre Six Feet Under et True Blood, elle est tout d’abord thématique – puisque True Blood, c’est l’histoire du coming out des vampires dans la société des humains… donc, à nouveau, la mort surgissant dans la vie… – mais surtout esthétique, à travers une photographie extrêmement travaillée, des plans au cadrage léché, des personnages aux contours presque dessinés.

Fermons la parenthèse et revenons à notre cher Dexter… qui est d’ailleurs interprété par Michael C. Hall, alias David Fisher, le sage frère homosexuel et empli de doutes, dans Six Feet Under, que je viens d’évoquer ; Dexter lui offre une dimension bien différente.


Dexter : serial killer au quotidien



On pourrait commenter ce générique, plastiquement, pendant des heures.

La force de Dexter, c’est qu’il se fond dans le paysage. On assiste au petit-déjeuner d’un personnage masculin, tout ce qu’il y a de plus innocent : café, œufs, bacon… mais l’omniprésence du rouge sang, quasiment écœurante quoique presque toujours métaphorique – n’était-ce le meurtre d’un moustique innocent – annonce d’ors et déjà la couleur : Dexter est ce qu’il est dans un univers au sein duquel il a appris à se fondre, tel un caméléon. Dexter a une autre lecture du monde que le commun des mortels.

Ce générique semble s’inspirer librement de celui du film American Psycho, adapté en 1999 par Mary Harron du roman éponyme de Bret Easton Ellis – paru en 1991. Même jeu sur les contrastes rouge/blanc, même présence métaphorique du sang à travers un univers culinaire. L’ambiance d’American Psycho est néanmoins d’emblée plus trouble, cynique voire malsaine, dès son générique, bien moins lumineuse que celle de Dexter.
Le parallèle entre ces deux œuvres ne s’arrête pas là, puisqu’on pourrait superposer par certains aspects ces deux héros à double visage : lisse et professionnel d’un côté, tueur en série de l’autre. D’ailleurs, la série fait explicitement référence à American Psycho :
– Dans un épisode, pour obtenir un tranquilisant pour animaux, Dexter utilise le pseudonyme Patrick Bateman, qui est le nom du héros de Bret Easton Ellis ;
– Dans un autre épisode de la saison 1, se rendant chez un psychanalyste, Dexter se fait appeler Sean Ellis. Sean étant le prénom du frère de Patrick Bateman, protagoniste du livre Les Lois de l’attraction (The Rules of Attraction), deuxième livre de Bret Easton Ellis paru en 1987 ; le nom de famille étant, bien sûr, celui de l’auteur.

Parenthèse : ce générique donne lieu à de nombreuses parodies sur le net, intéressantes en ce qu’elles adaptent l’univers de Dexter à chaque pays : parodie à l’italienne (« Luciano ») : salami et pastis ; parodie juive (« Dessler ») : jus de grenade et viande casher ; parodie à l’espagnole (« Malviviendo ») : pastèque et pasteis – enfin, feuilletés sud-américain, « pasteis », c’est du portugais, je ne sais plus comment ça s’appelle en espagnol ; parodie française (« Pierre ») : brioche vendéenne, confiture bonne maman et lait Candia… Bref, des adaptations amateur qui révèlent l’énorme succès de ce générique.

D’ailleurs, je ne sais pas si c’est une forme de réponse à ces multiples parodies-hommages, mais Dexter parodie lui-même le générique dans l’un des épisodes de la saison 3… je n’en dirai pas plus.


Un héros ambivalent

On l’a déjà rapidement évoqué en parlant du générique, Dexter ne cesse de manifester son ambivalence. Derrière son sourire d’ange se trament les pires plans de capture. Il travaille pour la police alors qu’il devrait être traqué par elle. Il peut être doux comme un agneau avec ses proches et sans pitié pour ses victimes… qui sont des bourreaux. Car Dexter est un tueur qui a un code : il élimine les criminels sanguinaires qui sont passés au travers des filets de la police. C’est son père, policier, qui lui a donné ce code.

L’on pense d’abord que c’était pour l’aider à contrôler ses pulsions, à les canaliser. Pour sauver sa vie, en apprenant la ruse et la prudence. On se demande ensuite si ce père – qui disparaît très tôt dans la série et n’apparaît plus que sous forme de fantôme, de conscience perverse – n’en a pas profité pour exercer par procuration – sans se salir les mains, donc – une justice qu’il ne pouvait faire respecter en tant que policier, en suivant le chemin strict tracé par la loi.

Dexter est à la fois un tueur en série au sens classique du terme, un cas d’école : il tue des victimes de même profil selon un rituel précis avec une grande méticulosité ; et un justicier, là encore archétypal, portant deux identités, l’une sociale, l’autre nocturne, de combat, et qui défend la société, selon une vision utopique de son amélioration. Il est donc à la fois le gentil et le méchant – ce qui était d’ailleurs l’un des axes de communication de la série concernant les deux premières saisons : « la série dont le gentil est le méchant. »

C’est sans doute là que réside le succès de cette œuvre : mettre en scène un superhéros jusqu’au-boutiste, offrir un défouloir à pulsions, une catharsis presque primale à travers la mise en scène d’exécutions sanguinaires, morale sauve.

En même temps – le paradoxe dexterien se poursuit donc jusqu’au bout… – c’est également là que le bât pourrait blesser : le déchaînement meurtrier de Dexter est circonscrit par une morale qu’il se crée. Il justifie ses pulsions meurtrières par une éthique extérieure à elles – qui ne font que soulager un besoin animal. Ce code, aussi épris de justice qu’il soit, ne justifie nullement les actes meurtriers de Dexter au regard de la société – Hegel s’en retournerait dans sa tombe. Il y a de la rhétorique dans ce geste, presque du sophisme :
« Ma mission est d’éliminer les meurtriers qui échappent à la justice,
Or je suis un tueur en série,
Donc, je tue les meurtriers. »
Un syllogisme qui ne tient pas.

Car, à force de parler d’ambiguïté et d’ambivalence, on pourrait simplement trouver que Dexter a le cul entre deux chaises et ne cesse de ménager la chèvre de ses pulsions et le chou de son confort personnel, salarié, conduisant sa blonde petite-amie en voiture hybride.

Plus largement, on pourrait reprocher à la série de manquer de l’ampleur des grandes œuvres dérangeantes, réellement révolutionnaires. Pour n’en citer que quelques unes de mon panthéon personnel, selon moi particulièrement représentatives, on pourrait évoquer celle du Marquis de Sade, de Pierre Klossowski, de Pasolini, Yapou bétail humain de Shozo Numa, ou pour rester dans le domaine des séries télévisées : Twin Peaks de David Lynch dont le dénouement est tout sauf moral puisque le gentil y devient méchant – pour reprendre ce vocabulaire dexterien – mais pas au sens de Dexter : il n’élimine pas de plus méchants que lui mais s’en prend aux gentils. On passe donc, réellement, dans ce cas, de l’autre côté du miroir.

À mon sens, Dexter, si elle est une série haut de gamme, particulièrement originale et réussie à de nombreux points de vue, reste trop politiquement correcte et échoue à faire partie des œuvres marquantes par défaut d’indocilité. Elle ne va pas assez loin dans le chaos humain, ce qu’accomplit davantage, pour citer un dernier exemple, une série comme The Wire (David Simon, 2002).

Sur la mosaïque photo de gauche à droite et de haut en bas : Joseph Mouton, Bastien Gallet, Patrice Maniglier, Stéphane Legrand, Jacques Serrano, la cagoleu de Marseilleu, Laure Limongi (à ne pas confondre) des pieds à la tête, Léo Scheer, re Joseph Mouton, Patrice Blouin, re Bastien Gallet, Marc Alizart, une image de l’exposition du FRAC de Marseille en cours, « Voyage sentimental » : œuvre de Marcel Broodthaers.

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