jeudi, mars 11, 2010

Mille milliards de milieux

« Pour consommer un thé puis des petits gâteaux »
Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes.

« Du mouvement avant tout mais pas n’importe lequel. Ce qu’il nous faut, c’est un grand carrousel hygiénique, un sublime manège aérique où nos corps, successivement enlevés, soulevés, puis précipités, enivrés, ralentis, puissent vaincre leur propre manie ambulatoire pour se révéler à eux-mêmes dans la célérité absolue. »
Claro, Livre XIX, p. 95.


Vesna Vulovic est-elle tombée les bras en croix ? A-t-elle embrassé l’air comme un vieil ami enfin retrouvé ? A-t-elle cherché à contrôler le sens de la chute pour respirer le bleu du ciel ou au contraire s’en remettre à la terre, à ses reliefs brun, vert, acier, acérés, au goût d’inévitable ?

Vesna Vulovic est cette hôtesse de l’air serbe ayant survécu à une chute de plus de 10 000 mètres en 1972, entrant ainsi, malgré elle, dans le Guiness des records. Mythe politique ou réalité miraculeuse, peu importe. Reste cette chute prodigieuse, « irréversible », écrite et imaginée par Claro, qui s’enfonce dans la chair du paysage à l’horizontalité cadrée par les photographies de Michel Denancé. Le livre s’étale, les bras en croix. Un voyage aux accents métaphysiques contre, tout contre les bruissements urbains de Seine Saint-Denis1. Gris de carlingue, brut de décoffrage. Motifs qui s’empruntent. Scènes de genre.

Claro change d’octave, de rythme. Après la prose au scalpel de Livre XIX2 ou celle, électrique de la chair éponyme3, après l’incandescence précipitée d’Enfilades4 et le souffle cruel de Bunker anatomie5, après la métamorphose du fou d’Emma, délesté d’Estée6, voici des cadences douces, parfois sucrées, une simplicité – au sens du « plain text » steinien – limpide et qui file, fait défiler la vie de Vesna sous ses yeux, mêmes. Vesna, jeune femme d’une vingtaine d’années ayant connu vertige de l’amour et deuil de l’aimé. Vesna qui se délecte de pâtisseries à la folie comme d’autant d’amants de passage. Vesna qui, enfant, adulait Joseph Kittinger, cet Américain détenant le record du plus haut saut en parachute surnommé « l’homme d’acier », un rêve de mâle, quelques traits flous sur cliché de presse punaisé, dont elle pulvérisera les exploits en madame Jourdain de la prouesse.

« “Je m’affranchis aujourd’hui et pour toujours de l’immobilité humaine, je suis en mouvement ininterrompu, je m’approche des objets, je m’éloigne d’eux, je me faufile sous eux, je me juche sur eux, j’avance à côté du museau d’un cheval au galop, je m’enfonce au milieu d’une foule, je cours devant les soldats qui chargent, je me renverse sur le dos, je m’envole avec les avions, je tombe et je remonte avec des corps qui tombent et qui remontent.” (Dziga Vertov, de dziga, dérivé d’un mot ukrainien qui veut dire “toupie” et signifie allusivement “roue qui tourne sans cesse, mouvement perpétuel” ; et de vertov, du verbe russe vertet qui veut dire “tournoyer, pivoter”.) »7

En écho : Louve basse de Denis Roche, dont Claro partage l’obsession pour la vitesse, contre – tout contre, encore – la mort.

Ou encore :
« DE LA NÉCESSITÉ QU’IL Y A À SE LAISSER MOUVOIR.
Tout corps souffrant mérite mouvement, et ce n’est que dans la locomotion perpétuelle, l’ascension soudaine et la chute attendue qu’un organisme pourra atteindre cet état sublime qui, loin de ressembler à la morne santé des hommes d’en-bas, faite tout entière de coliques intellectuelles et de renifleries morales, s’apparente plutôt aux bouleversantes extases des rapaces et des anges. » (Claro, Livre XIX, p. 93.)

Car si l’on devine le chignon sagement peigné de l’hôtesse et ses yeux qui reflètent les arbres, le jus de tomate qu’elle porte, à travers l’allée entourée de dormeurs, au moment de l’impact, est bien rouge, rouge sang. Et son voyage enchanté d’Alice qui ne distingue plus ni haut ni bas, qui fend l’air avant de le dévorer, se trouble de fétus humains, et sa pensée s’arrête, comme le temps, ou va trop vite, comme le temps – ce qui revient au même –, et mâche et remâche cette phrase de Kittinger (de Kittinger ?) : « Je vais plus vite que la mort. »

« Je vais plus vite que la mort » et la boucle est bouclée, ne pouvant s’achever, la chute est infinie, le rire vient aux larmes, le texte tourne sur lui-même comme la pupille de Vesna sidérée, comme le nuage troué témoin de sa chute, comme l’œil du photographe déclenchant dans une prise en trombe, comme celui, unique, de Nina, dans Livre XIX ; s’ouvre ainsi, dès les premiers mots de ce livre panoramique, un grand moment de littérature qui, tout doucement, prend aux tripes et s’imprime dans la mémoire du fer de l’évidence simple de la beauté.

Claro ayant inventé Vesna, plus douce sera la chute.


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Notes
1- Le livre est né d’une proposition de Hors limites, festival de l’association des bibliothèques en Seine Saint-Denis.
2- Livre XIX, Verticales, 1997.
3- Chair électrique, Verticales, 2003.
4- Enfilades, Verticales, 1998.
5- Bunker anatomie, Verticales, 2004 – vous pouvez notamment lire un article à propos de ce livre dans La Revue Littéraire n°9.
6- Madman Bovary, Verticales, 2008.
7- Denis Roche,
Louve basse, Le Seuil, Fiction & cie, 1976, page 96.


Mille milliards de milieux : Claro (texte) & Michel Denancé (photographies)
Éditions le bec en l’air.


À noter :

Lecture/signature
Mille milliards de milieux
de
Claro
jeudi 18 mars
à partir de
19 h
à la
librairie Pensées classées
9 rue Jacques Cœur
Bastoche, Paname

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