dimanche, novembre 26, 2006

Faces de crêpes



« Au tea-room je mets Porgy and Bess.
Je le mets deux fois de suite.
J’aime bien Porgy and Bess.
Je suis amoureuse de tous les grands artistes qui font des Porgy and Bess.
Pour un peu je m’y mettrais à l’anglais quand j’entends Porgy and Bess.
Et puis ça me bouleverse.
Je suis au bord des larmes. Encore une fois.
Je suis bien plus malheureuse avec Porgy and Bess
Que avec les Français.
Aussi je le mets deux fois.
Porgy and Bess.
Puis je craque une allumette.
Quel cinéma !
Un vrai film dans ma petite allumette rouge et jaune.
Je vais lui faire un procès à l’auteur.
Il a pris mon nom. Je me sens outragée.
Je ne suis pas une grande Noire.
Je suis une petite Blanche.
Je vais lui faire un procès.
Je le gagne.
Et je vis de mes rentes.
Je ne cherche plus du travail.
Je ne vais plus à la Police.
D’un geste désinvolte
J’envoie ma petite allumette par-dessus l’épaule.
Il y a un Smith qui la ramasse.
Poliment.
Les Smith sont comme moi. Ils vont au tea-room. Puis ils mettent Porgy and Bess.
Et le reste.
et
« Que sont devenues les fleurs ? »
Il y a un Smith qui n’arrête pas de mettre :
« Que sont devenues les fleurs ? »
Je suis obligée de supporter ça.
Pour enfin mettre
Porgy
and Bess
.
Je vais peut-être en faire un de Porgy and Bess.
Je veux dire un opéra.
J’essuie mon allumette et je continue de la fumer.
Je ferai ça avec Dothy.
Dothy c’est un chic type.
C’est un as.
Pour faire les opéras. Les films. Les concertos. Les symphonies.
Et tout.
Il est très intelligent.
J’aime bien être avec Dothy. Il voit les choses comme moi.
Par exemple Porgy and Bess. Il le met trois fois de suite.
Je lui dis
— C’est trop.
Il soutient que non.
Puis il dit qu’il va en faire un. Un. De Porgy and Bess.
Avec moi.
— À percussions. Dit-il.
Alors là.
C’est à crever.
Quand Dothy est parti sur la percussion. Il faut patienter.
Mon allumette une fois encore écrit au bleu de sa fumée. Que le rêve. Le rêve opéra est terminé.
La réalité éclaire les Smith en grappe. Sirotant des litres entiers de lait. Avec une paille.
Paraît qu’ils sont très dangereux les Smith.
Inquiétants.
Il paraîtrait que le collège aurait été supprimé d’une réunion pour indécence.
On a murmuré ce triste mot après moi.
C’est triste.
Je suis triste en regardant les Smith.
Voisinage périlleux pour « Chants d’Oiseaux ».
Vers 10 heures du matin le travail m’appelle.
Je lui réponds.
Je longe en flânant cette jolie promenade fleurie.
Le long du lac bleu.
Je contemple les voiliers pliés bien rangés. Se balancent. Tanguent. Dans un bruit de chaînes. De grincements. Avec le vent qui se lève. Tempête sur morceau d’Océan. Soudain bien démonté. Mâts et voiles à l’aventure. Vieille image inattendue.
J’achète un magazine. Au bord de l’eau solitaire. Je dénombre les images de la réalité.
Puis je me lève. Pour aller travailler.
Inopinément j’entre dans la salle à manger des Professeurs. (Des professeurs.) Je suis seule.
Madame R. F. buste penché sur son ardent passé entre à son tour.
— Bonjour. Je dis.
Elle m’ignore.
Puis toutes les Dames sont là.
Vite elles se mettent à parler. De leurs châteaux.
Du moins du château qu’elles ont eu. Ou du château de leur sœur.
Ou du château qu’elles ont mais qu’elles n’habitent pas. Elles parlent de leurs serviteurs. Du moins des serviteurs qu’elles ont eus. Ou des serviteurs qu’elles ont connus. Il paraît que ces Dames avaient des cuisiniers, des chauffeurs jadis (et toute la suite). Maintenant elles vivent en communauté. À 500 francs par mois. Ou 600. Tout retranché reste 430. Mais l’auréole du passé fait le reste.
Vient s’ajouter l’éternel décor du dehors. Là où s’ouvrent les hautes fenêtres de cette belle pièce. Sur les terrasses les pelouses les balcons les arbres d’ornement les allées bordées ombragées les parterres fleuris.
Aussi la superbe des Dames est-elle sans égale.
Je me demande si je dois parler des oliviers de ma sœur.
Ils ont gelé en 56.
Ça fait déjà moins bien des oliviers gelés.
Enfin je le dis.
Je parle des oliviers de ma sœur.
Ça ne va pas très bien.
On n’a pas l’air de me croire.
Surtout quand j’affirme qu’ils ont gelé.
Pour couper court Madame J.S. parle de leur cuisinier.
Paraît-il qu’il était très bon.
Puis tout le monde apprend que quelque part en Catalogne un étang romantique vient d’être transformé en piscine hollywoodienne.
Les oliviers s’effacent devant des gloires plus sûres.
L’affaire de la piscine nous la savons.
Mais à la cinquantième fois toutes les personnes très bien élevées sont absolument ravies et surprises de l’entendre.
Puisqu’il s’agit d’une affaire très importante qui mérite d’être connue je tiens donc à redire au cas où ce livre serait édité à trois mille exemplaires. Comme d’habitude.
Je tiens à redire.
Pour trois mille personnes possibles. Qui seront je le souhaite. Ravies et surprises. Il y a quelque par en Catalogne un étang romantique transformé maintenant en piscine grand luxe.
C’est la piscine de sa sœur bien entendu. »

Hélène Bessette, Suite Suisse (extrait)

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