lundi, juin 09, 2008

« Qui copie le hibou et où ? »

« Tenez, René, choisissez, lisez.
Lisez un des ces gentils poèmes que vous avez lus, l’autre soir, à l’occasion du forum annuel que nous organisons depuis le Ministère pour signifier le retour en force, aujourd’hui que nous cherchons du sens – C’est si vrai, opina Douce –, aujourd’hui que nous cherchons un sens contemporain à la modernité, pour signifier le retour en force de la poésie, ou plus exactement du poétique, partout, du poétique partout, du poétique sous le sabot d’un cheval, du lyrisme de toute chose dont parlent si bien nos Allemands : un coucher de soleil, ma femme au bord des lèvres, une petite fleur, tout.
René est le client idéal de ce genre de manifestation : d’abord, il est un grand poète – si, René, ne soyez pas médiocrement poète –, vous êtes et resterez un grand modeste, vous avez d’ores et déjà marqué le temps de votre empreinte un peu céleste, permettez-moi de le dire après Fatime Sharopi, vous êtes une voix dans le siècle. D’abord, donc, vous êtes un grand poète, et puis vous êtes un poète dans l’ordre public, vous avez le souci d’âtre platoniquement utile à la cité et, en son sein, comme l’ajoutait Fatime Sharopi l’autre soir, à la poésie toute entière, qui, j’y insiste, vous doit d’être aujourd’hui placée sous les feux de la rampe, dans l’ombre des projecteurs, sous les sunlights, comme dirait ma chère Biche, qui est d’une génération à qui cela ne fait pas peur d’employer un lexique un peu mécanique – tu me pardonnes mon chéri ?
Et puis, vous êtes le bon cheval parce que vous savez lire.
Vous lisez si joliment, lisez.

J’ouvre au hasard, voilà – je ne lis pas le poème dans son intégralité, il est très long, j’indique qu’il s’agit d’un épithalame composé à l’occasion du mariage de ma petite sœur Pia. Voilà – « le monstre, il nous fait languir ! », « pas plus longtemps, en tout cas, Madame » –, voilà :

Pour Pia

À l’envers
À l’endroit
À l’envers
À l’endroit

À l’envers à l’endroit

À l’envers
À l’endroit
À l’envers
À l’endroit

À l’envers à l’endroit

Je n’ai guère
À l’envers
J’ai que toi
À l’endroit

À l’envers à l’endroit

Je te perds
À l’envers
Et pourquoi
À l’endroit
À l’envers à l’endroit

Pourquoi faire
À l’envers
Qui veut quoi ?
À l’endroit

À l’envers à l’endroit

Oui, bon ! interrompit Agrippa que ça crispait quand même un peu.
Oui, bon, mais il doit y avoir un moyen d’écrire pour tout le monde, de ne pas systématiquement exclure par la parole qu’on prend partout comme on veut. Je ne dis pas que ce ne soit pas beau, j’ai pas les moyens, pardon, de juger, mais je trouve que ça manque terriblement de cœur, tout ça, je trouve que ça ne concerne pas, voilà, que ça ne concerne pas. Ce n’est pas écrit pour les gens, c’est fait pour les tenir à distance. S’il y a une beauté, au monde, c’est pour que chacun en profite. Regardez, par exemple, Dato Fraucino, il a dit des choses d’une grande, d’une irréfragable importance, et il a dit tout ça tout bonnement, tout simplement (et vous n’êtes pas Dato Fraucino). Ce qui me gêne là-dedans, René, voyez-vous, c’est que ça contribue à ce que la poésie se ferme sur elle-même, alors qu’elle appartient à tout le monde, vous, moi, tous, notre amie, dans le fond, avec sa fleur et ses grosses miches, tous, je vous dis.
Agrippa est en colère.
Agrippa – laissez, Léonce, non, j’insiste, cela ne peut pas rester sans réponse –, Agrippa, vous venez d’entendre quelque chose qui ne peut pas se mettre, comme vous le suggérez un peu rapidement, à la portée d’un public qu’il veut ignorer dans sa conception même. Notre ami invente un monde. Je puis comprendre que cela ne vous agrée pas. Je puis comprendre que l’habitude de fréquentation de celui où nous vivons qui est la vôtre vous conduise à contester l’existence d’autres possibles. Mais sachez que l’objet, que l’objectif, que le machin, en bref, que ce que la poésie se propose, c’est de tendre le doigt, lentement, et en dépit de préventions dont vous êtes l’incarnation un peu grotesque, pardon mais un peu grotesque tout de même, de tendre le doigt vers un ailleurs, vers un bel horizon par lequel le public est happé.
La poésie ne se subordonne pas à l’ordre du commun, sa dignité est dans la définition de nouveaux ordres, ne vous déplaise, merde alors.
N’empêche que je me sens exclu par ces choses-là, et que je n’ai pas envie de faire le chemin dont vous parlez pour trouver ça au bout.
Si vous me permettez de défendre ma cause moi-même, Léonce, je voudrais dire que, loin de vous exclure, cher Agrippa, j’ai voulu par ce poème rendre quelque chose de ce que nous partageons, d’une sorte de bien commun qui nous réunit, tous les deux. Vous avez aussi, certainement, une sœur, un frère, des proches. Vous faites incontestablement la différence entre votre envers et votre endroit. Le reste est question de poésie, de rime, de truc et de tout, mais le point est là : nous nous ressemblons et ce poème est une ode à la ressemblance de tout qui est notre lot, comme est notre lot la poésie, qui vient napper tout ça d’un coup pour que ce soit joli comme tout ce qui nous entoure et se rassemble pour faire un lot.
Vous voyez bien, Agrippa, qu’on ne vous en veut pas.
Vous voyez qu’il est prêt à vous concéder qu’en dépit de la grande vulgarité dont exsude toute votre personne, manières, conceptions, tout, vous êtes un diable d’homme quand il s’agit d’éristique. Vous êtes une force qui va.

Kind of a man

Une espèce d’homme.
Vous voyez bien que, dès qu’il s’agit de poésie, les débats s’enveniment : chacun a son idée de la poésie.
L’on sent bien qu’elle reste un ferment fort de vie en groupe.
Vous voyez bien, Agrippa, que ce n’est pas contre vous.
Vous voyez bien.
J’ai peut-être été un peu loin, mais l’intention y était.
Tout juste me reprocherais-je la forme, qui tendait à laisser penser qu’il y aurait peut-être, sur la question qui nous occupe, moyen de m’amadouer. Ce serait mal me connaître.
Agrippa se leva d’un bond et saisit René à la gorge.
Navré, René, dit Léonce, vous étiez la victime, ce soir. Une autre fois, vous aurez plus de chance. À présent, que voulez-vous, il faut passer. »

Extrait de Mademoiselle de Biche de Emmanuel Tugny, Laureli/Léo Scheer, à paraître en septembre 2008.

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