samedi, juillet 14, 2007

Didascalies (l’idée du Nord traverse lentement la scène)

« Il y a tout une époque entre nous et,
aujourd’hui, un pays entier de
neige. »
Mallarmé

pour Maïa


Il faudrait commencer par ce souvenir de vitre glacée, encadrée d’une portière. (
Le bras sur l’accoudoir, le front touche presque la surface vitrée tachetée d’éclats neigeux, le regard cherche quelque chose qu’il ne connaît pas). Trajet Toulon > Publier – véritable nom d’une véritable petite ville de Haute-Savoie –, un certain hiver (elle remue un peu sur le siège passager et monte le chauffage). Passant par Grenoble, avoir scruté la beauté neigeuse de cette ville, le beau dégradé de gris s’évanouissant jusqu’au blanc (le conducteur chantonne une musique de Jacques Duphly, ce qui est pourtant difficile à chantonner), en se demandant pourquoi Stendhal la trouvait si détestable (la mémoire fait le tri, en accéléré, des extraits idoines, la mémoire accroche sur des passages qui ne correspondent pas à cette situation précise mais qui sont associés à des émotions de lecture agréables, et elle sourit), malgré les noix, les montages majestueuses – puis se souvenant que Stendhal n’aimait pas son père, d’où Grenoble, par association d’affect.

Il faudrait poursuivre par ce deuxième souvenir, postérieur, de découverte d’
Avignon, un été. (Elle marche lentement dans la touffeur vaguement poussiéreuse, cheveux relevés, la petite robe d’été collant aux cuisses à chaque pas.) Avignon, inondée de soleil. Avoir immédiatement détesté la ville – alors que mon père n’y vit même pas. (Elle arrive sur une place investie de cafés, bosselée de parasols griffés brandissant leurs couleurs aussi criardes que les touristes.) L’étonnement (La plupart mangent une entrecôte/frites. Comment peut-on manger une entrecôte/frites par une telle chaleur ? – replaçant une mèche derrière l’oreille) de haïr aussi gratuitement une ville malgré des données esthétiques qui me font, ordinairement, aimer un lieu : l’ocre des pierres, la chaleur du Sud, l’Histoire… Serait-ce la tonalité bourgeoise ? la foule ? le théâtre ? La répulsion reste mystérieuse. (Mais elle finit par s’asseoir en soupirant pour boire un verre frais, sachant très bien que cela ne fera que renforcer la sensation d’étuve, et même le contact de la chaise à travers le tissu trop fin de la robe est désagréable.)

Troisième souvenir qui n’a rien à voir (
elle ne peut s’empêcher de digresser car son cerveau est ainsi fait, tissé multicolore, et car l’instrument le permet ; il est connecté au réseau donc au monde. L’unité de temps, l’unité de lieu, l’unité d’action, tout fuit par tous ses ports) mais qui surgit tout de même tout près des deux autres. (Face à l’écran qui est comme un miroir, qui est comme une rêverie sans brillance. La complaisance en écho d’ego demeure, bien sûr.) En superposition. (La mémoire accroche sur des passages qui ne correspondent pas à cette situation précise mais qui sont associés à des sentiments agréables, et elle sourit.) Dans un lit, un hiver glacial à Berlin (elle est bien dans la chaleur des draps, des bras, et étend paresseusement ses jambes), on voit de lourds flocons tomber lentement, derrière la vitre. (Les flocons tombent lentement derrière la vitre). Je me rue (elle se tourne brusquement) sur un bout de feuille et un crayon en disant « attends, deux minutes, il faut que je note quelque chose ». (Elle griffonne une ou deux phrases à la va-vite, d’un air concentré). Lui (il fume une cigarette roulée en sirotant du thé) se moque en tirant sur la couette « ah ouais, c’est ça, l’inspiration… » (Il rit, elle fronce les sourcils, un peu vexée.)

The Idea Of North de Glenn Gould (emmitouflé, qui marche lentement vers un horizon blanc.)

« Quel plaisir de lui donner des baisers, d'en recevoir ! etc. », Stendhal,
De l’amour (écrivant nerveusement dans les marges de La Chartreuse de Parme : « préfères-tu avoir eu trois femmes ou avoir écrit ce livre ? »)

(
Immobile, au beau milieu de la scène, énervée de cette détestation gratuite d’Avignon qui lui fait cruellement ressentir l’arbitraire de ses goûts et de ses choix, tournant autour du texte comme sur un carrousel, angoissée, les cheveux au vent, avec un léger vertige, elle décide de mener une enquête sur la ville pour trouver des données objectives de réévaluation.)

entracte

Pétrarque (
en grand habit, il fréquente la Cour) voit Laure (d’une beauté parfaite mais déjà adulte, sérieuse, peut-être soucieuse, il l’appelle mulier, foemina et jamais virgo ou puella comme il aurait dû le faire, d’après les archétypes poétiques en vigueur), pour la première fois (il la regarde en secret, elle ne le voit pas ou fait mine de ne pas le voir, elle est mariée), dans l’église de sainte Claire (portant un manteau rayé de pénitente) d’Avignon, le 6 avril 1327 (il y habite depuis quatorze ans). Il l’aime vingt ans (il voyage et écrit voyageant, il voyage et rêve à Laure, qu’il ne connaît pas, il rêve à l’image de Laure, qu’il n’a vue qu’une fois, voyageant), jusqu’au jour où il apprend (il est vêtu d’ un habit clair et ne peut oublier le paysage sur lequel il lève les yeux après avoir lu cette terrible nouvelle) qu’elle a succombé à la peste, et ne cesse de la regretter (en contraste, au fond de la scène, côté jardin, le mari de Laure se remarie immédiatement, portant toujours son deuil) durant vingt-six ans qu’il lui survit (le chœur chante et réunit, après leur mort, deux êtres qui de loin s’étaient tant aimés, le chœur chante et brandit des portraits de Pétrarque et Laure, liés par l’imagination populaire). Ce sont les poésies qu’il fait sur elle, avant et après sa mort, qui composent son Canzoniere (Pétrarque, ceint des lauriers poétiques mais le regard mélancolique.)

Monologue :

quand les soupirs
à vous nommer
le nom, le nom
mis en écrit
louer louant, Laure
s’y avance
ma langue presse
louer louant, Laure
pétrifié
touche en écrit
sa branche précieuse

(Il traverse la scène, nu, d’un pas lent et élastique, venant d’on ne sait où (si, de Berlin), se moquant : « ah ouais, c’est ça, l’inspiration… » En coulisses, elle fronce les sourcils, un peu vexée. Elle s’est rhabillée car il fait froid. Ou que la chaleur ne l’anime plus. Avec cet air sombre, on ne pourrait plus l’appeler puella mais mulier irait bien. Quel mauvais caractère en jupons.)

Laure (
se retourne) s’appelle Laure de Noves, femme de Hugues de Sade (il trousse sa nouvelle femme, toujours vêtu de noir, toujours côté jardin). Par une facétie de l’histoire (le chœur ricane, ce qui n’est guère approprié, cela fait comme un cri prolongé de mouette), l’un des objets d’amour les plus idéalisés et désincarnés de l’histoire littéraire se trouve être mariée à l’ancêtre du marquis de Sade, auteur, notamment, des 120 journées de Sodome (portes se fermant au loin, sur des scènes que l’on ne verra pas. Vague rumeur.)

« Laissez travailler la tête d'un amant pendant vingt-quatre heures, et voici ce que vous trouverez : Aux mines de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un
rameau d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la taille d'une mésange, sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
Ce que j'appelle
cristallisation, c'est l'opération de l'esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfections. » Stendhal, De l’amour.

En 1818, Stendhal rencontre Métilde (
au milieu de la scène, dos à dos) qui ne veut pas de son amour (= Dante et Béatrice côté cour, = Pétrarque et Laure côté jardin, en symétrie), ce qui ne fait qu’exaspérer sa passion (Henri Beyle dénoue son écharpe rouge). C’est pour elle, sans jamais l’avouer (Henri Brulard, col ouvert, air perdu, porte successivement plusieurs masques à son visage), qu’il écrit De l’amour. C’est songeant à elle, sans jamais l’avouer (cette fois il se cache derrière des lunettes vertes et poursuit Métilde à Milan), qu’il écrit La Chartreuse de Parme. Il ne cessera de l’aimer et l’idéalisera, après sa mort (Laure et Métilde se regardent, s’avancent l’une vers l’autre, se croisent sans se toucher, sortent de scène), la transformant en « un fantôme tendre, profondément triste et qui, par son apparition me disposait souverainement aux idées tendres, bonnes, justes, et indulgentes ». Cruel fantôme, inatteignable.

le nom, le nom
ma langue presse
sa
branche précieuse

« Elle chantait souvent une
romance où il était question d’un mouchoir donné comme souvenir par une bonne, et puis d’un enfant mort bercé par la veuve d’un soldat. » (Francis Ponge, Nouveau Recueil, souvenir d’Avignon).

dernier acte

C’est dans l’itinéraire capricieux de l’imagination – dédale moqueur – sur la géographie singée de la scène – volière de sentiments – qu’apparaissent les goûts et les dégoûts. Leur arbitraire. En didascalie, le mouvement des corps et de l’âme, le vertige des digressions. Avec pour seul moteur, un argument absurde : « pourquoi détester Avignon sans la connaître ? » On en arrive (
soupir) au dénouement suivant, piteux, catastrophique – variante comique de cette tragédie :

Stendhal détestait Grenoble car il adorait sa mère.
Je déteste Avignon sans raison.
Or.
J’adore ma mère.
Or.
Avignon a été le lieu anachronique d’une cristallisation.
Or.
J’aime Stendhal.
J’aime l’amour.
Donc j’aime Avignon (finalement).
(…)
Non, même pas.

Il vaut mieux laisser le chœur conclure, comme il se doit (
la lumière baisse peu à peu jusqu’à ce que tombe le rideau – et la neige et le cortège) :

« Il faudrait finir par ce souvenir de vitre glacée, encadrée d’une portière. (
Le bras sur l’accoudoir, le front touche presque la surface vitrée tachetée d’éclats neigeux, le regard cherche quelque chose qu’il ne connaît pas). Il voyage et écrit voyageant, il voyage et rêve à Laure, qu’il ne connaît pas, il rêve à l’image de Laure, voyageant. Vers Publier, Avignon ou plus loin encore. Oui, plus loin. Il neige, il fait soleil. Le temps se lève, le jour tombe. (La mémoire accroche sur des passages qui ne correspondent pas à cette situation précise mais qui sont associés à des sentiments cristallisés quelque part sous la constellation du poisson austral, et elle sourit.) C’est une histoire de café renversé dans une soucoupe, de regards en coin, de trains manqués, d'avions qui volent haut. Une histoire de cœur qui bat au son d’une voix, de bifurcation prise, créant un destin. Une histoire de villes qui portent en elles des portraits léchés (Laure, Métilde, Béatrice se recoiffent) de tragédies. »


{texte écrit pour La Res Poetica II, juillet 2007, gratuit de poésie à 1€ distribué à Avignon et environs, Rio de Janeiro au Brésil ainsi qu'en Limousin(e)}

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Dis-moi, dans Avignon, il y a gnon. C'est peut-être pour ça. T'es pas de mon avis ?fbncr

Laure Limongi a dit…

Euh...
et dans Bastia il y a bas, dans Paris il y a par (ou ris, selon les jours), Mars dans Marseille, digne dans Digne, loose dans Toulouse, lion (synérèse ou diérèse) dans Lyon... c'est vrai, Avignon semble la plus belliqueuse - mais c'est pas la sonorité qui me gêne, vraiment, c'est la ville...

Netzach a dit…

Et dans talentueuse, il y a des sonorités qui évoquent le charme imparable d'une écriture vraiment folle. Bravo.