rue de Paradis, Paris, X
Thomas Clerc publie à la rentrée chez Gallimard (collection l’arbalète) Paris, musée du XXIe siècle : le dixième arrondissement de Paris, sujet auquel une ancienne habitante du 58 rue de Paradis (hein Emmanuel, Béatrice & Cathy) ne peut qu’être sensible. D’autant plus que l’auteur adopte un angle d’approche qui m’est cher depuis quelques années – depuis ma première visite de Berlin, ville-friches, et ma lecture de Gilles Clément (sa notion de « tiers paysage ») – la question de la muséification de Paris dont on observe la progression à l’œil nu, tous les jours, avec la vitesse des marées qui déboulent à l’allure de chevaux au galop. Épuisant l’arrondissement à la Queneau, de façon vertigineuse, Thomas Clerc crée également une forme hybride d’écriture, comme il l’avait fait dans son Maurice Sachs dont je vous livre une lecture ci-dessous (publiée dans La Revue Littéraire – une alterfiction qui me fait penser, mutatis mutandis, au Corbière le crevant d'Emmanuel Tugny, à paraître le 17 octobre prochain). Il redécouvre également son propre Paris à l’occasion de cette recomposition subjective de la ville : « les perles ne sont pas le tout du collier, c’est le fil, aussi, qui les tient. »
Maurice Sachs, sa vie, son œuvre. Maurice Sachs, sa mauvaise vie, sa non-œuvre. Maurice Ettinghausen, ses masques, ses échecs. Alias, sa carrière d’escroc, son désœuvrement...
On s’attend, la plupart du temps, à ce qu’un livre consacré à un auteur en dresse un piédestal, même diagonal, même trouble, voire cruel. Une image figée quoique diffractée, manipulée, agitée par l’écrivain au second degré que devient le critique... Thomas Clerc réussit ici le tour de force de faire revivre, en quelque sorte, Maurice Sachs – actualisé en figures de style – de l’exhiber creusant sa tombe, sans fin, son mythe, son errance, ses trahisons... sous nos yeux. Enfin un essai « déclassé », indécidable, mêlant inextricablement ce qui constitue l’éthos d’un écrivain – même raté – : l’indifférenciation du je qui respire et de celui qui s’écrit.
Mais présentons brièvement cette icône de l’abjection qu’on aurait eu envie d’apercevoir au détour d’une péripétie, pour lui jeter un regard avec un frisson inavouable – la peur du diable, l’attrait du diable –, pour en sentir l’odeur de mort, pour se faire rouler et aimer ça, pour le haïr, contempler son gâchis, le conspuer... ou tout simplement avoir le sentiment amer de croiser un miroir...
Une vie de faux-semblants. L’abandon du nom juif de son père – Ettinghausen – au profit de celui de sa mère. Déclassé, il se convertit à un peu tout, aime les hommes et les femmes, l’excès, triche, ment, intrigue, vit dans un luxe qu’il n’a pas. Il côtoie Jean Cocteau, Max Jacob, André Gide qu’il trahit (ainsi que bien d’autres). Commet peu de livres qu’il dénigre avec violence. Est publié principalement après sa mort. « Ses combines sont des chefs-d’œuvre et sa prose une braderie » (p. 18). La guerre lui permet d’intensifier ses trafics divers jusqu’à ce qu’il devienne un agent de la Gestapo à Hambourg... tout ça pour finir expédié de deux balles dans la tête par un SS en 1945.
Thomas Clerc parle avec justesse de « Kitch de l’existence » (p. 134), d’un « artiste en différé, aux marges de la page » (p. 24) et parvient à retracer le parcours proprement fictionnel de cet être de chair et de sang. Étapes par étapes, des figures de styles revisitées recomposent un grand corps de tropes et de genres dévoyés. Une supercherie littéraire en négatif, en somme ; un écrivain à la fois bien réel et totalement fictif, et surtout irrécupérable. « Moins qu’un écrivain, il en est l’image » (p. 58). La « honte » de la littérature et son incarnation la plus incandescente : « Que fut la trahison pour lui sinon l’autre visage, suprême et dégradé, de la littérature ? Sa propension à décevoir les autres ne prit fin que lorsqu’il s’enferma dans la fiction, déclarant forfait comme on retourne une carte. Un écrivain authentique est aussi un traître, traître au monde, à sa classe, traître aux choses qu’il remplace par leur ombre verbale, traître au jeu de la respectabilité et des pouvoirs. « Peut-être écrirais-je un jour un journal de Judas » indique t-il dans une lettre. Mais qu’a t-il fait d’autre ? « (p.32)
Maurice Sachs le désœuvré créé un genre en lui-même, en accord avec son objet. Une fiction de biographie critique, déliée, acérée. Un exercice d’« hétéroportrait » égratignant la dorure des légendes. La sienne (Maurice Sachs), la sienne (Thomas Clerc). Livre de déclassés au pluriel – cf. incipit. (Y ajouter l’histoire du critique du critique, à l’occasion. Et de quelques lecteurs, sans doute...) Maurice Sachs est un accroc au piédestal de la littérature. Sa vie la déplace, la nie en la recherchant désespérément. Maurice Sachs est une tache à la morale. Bon ? mauvais ? facho ? malade ? pervers ? Il n’était rien, juste rien qu’un corps gras, d’une disgrâce commune, surmonté d’un cerveau destiné à être traversé par deux balles SS après quelques aventures qui en valent bien d’autres. Thomas Clerc n’écrit pas un livre sur Maurice Sachs tout en l’écrivant. Il vide ses poches (Maurice Sachs : « Photographies retrouvées (...) — des Japonais aux bains —un cameraman torse nu sur une plage — des jockeys — la reine d’Angleterre entourée de ses pages —un groupe de soldats torse nu — des golfeurs — le toréador Juan Belmonte — jeunes gens faisant leur toilette — un jeune homme distingué qui mange une coupe glacée —des athlètes allemands — des gardes républicains » p. 59). Il vide ses poches (Thomas Clerc, fragment d’une généalogie). Et nous pousse à regarder d’un peu plus près l’hétérogénéité des icônes...
Maurice Sachs le désœuvré, Thomas Clerc, éditions Allia.
2 commentaires:
Merci pour ce très beau texte, LaureLi, un post qui donne envie de lire le livre en question.
LP
Oh merci LP !
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