mardi, avril 25, 2006

La disparition des lucioles



... en train de lire le dernier livre de Jean-Paul Curnier, s'affirmant comme un moment de souveraineté… ce passage, citant Pasolini :

« Nous sommes en janvier-février 1941, Pasolini n’a pas tout à fait dix-neuf ans lorsqu’il écrit dans une lettre à son ami Franco Farolfi : “ Il y a trois jours, Paria et moi sommes descendus dans les recoins d’une joyeuse prostitution, où de grasse mamans (…) nous ont fait penser avec nostalgie aux rivages de l’enfance innocente. Nous avons ensuite pissé avec désespoir (…) La nuit dont je te parle nous avons dîné à Paderno, et ensuite dans le noir sans lune, nous sommes montés vers Pieve del Pino, nous avons vu une quantité énorme de lucioles qui formaient des bosquets de feu dans les bosquets de buissons, et nous les enviions parce qu’elles s’aimaient, parce qu’elles se cherchaient dans leurs envols amoureux et leurs lumières, alors que nous étions secs et rien que des mâles dans un vagabondage artificiel. J’ai alors pensé combien l’amitié est belle, et les réunions de garçons de vingt ans qui rient de leurs mâles voix innocentes, et ne se soucient pas du monde autour d’eux, poursuivant leur vie, remplissant la nuit de leurs cris. Leur virilité est potentielle. Tout en eux se transforme en rires, en éclats de rire. Jamais leur fougue virile n’apparaît aussi claire et bouleversante que quand ils paraissent redevenus des enfants innocents, parce que dans leur corps demeure toujours présente leur jeunesse totale, joyeuse. ”
Puis, presque immédiatement après : “ Ainsi étions-nous cette nuit-là : nous avons ensuite grimpé sur les flancs des collines, entre les ronces qui étaient mortes et leur mort semblait vivante, nous avons traversé des verges et des bois de cerisiers chargés de griottes, et nous sommes arrivés sur une haute cime. De là, on voyait très clairement deux projecteurs très loin, très féroces, des yeux mécaniques auxquels il était impossible d’échapper, et alors nous avons été saisis par la terreur d’être découverts, pendant que des chiens aboyaient, et nous nous sentions coupables, et nous avons fui sur le dos, la crêt de la colline. ”
Le 1er février 1075, neuf mois avant sa mort, il écrit dans le Corriere della sera un assez long article politique polémique à propos de l’héritage su fascisme, intitulé “ Le vide du pouvoir en Italie ” où on lit ceci : “ La vraie confrontation entre les fascismes ne peut donc pas être chronologiquement celle du fascisme fasciste avec le fascisme démocrate-chrétien mais celle du fascisme fasciste avec le fascisme radicalement, totalement et imprévisiblement nouveau qui est né de ce quelque chose qui s’est passé il y a une dizaine d’années.
Puisque je suis un écrivain et que je polémique ou, du moins, que je discute avec d’autres écrivains, que l’on me permette de donner une définition à caractère politico-littéraire de ce phénomène qui est intervenu en Italie en ce temps-là. Cela servira à simplifier et à abréger (et probablement aussi à mieux comprendre) notre propos.
Au début des années soixante, à cause de la pollution atmosphérique et, surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.)
Ce
quelque chose qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons la disparition des lucioles. ”…


À vif (Éditions Lignes)
() : La disparition des lucioles est aussi le titre d’un livre de Denis Roche, d’une grande beauté.

1 commentaire:

Virginie Lou a dit…

merci camarade! La bibliothèque idéale se trouvant chez nos copains qui ne nous ont pas rendu les livres qu'on leur a prêtés, je désespérais de remettre la main sur les passages que vous citez. Ce sont eux, exactement, dont j'avais besoin. Merci!