jeudi, mars 22, 2007

Cargo & culte



On l'a déjà évoqué ici : la publication de Tryphon Tournesol & Isidore Isou permet au plus grand nombre de découvrir aujourd’hui le travail d’un activiste forcené de la scène poétique – dans le sens post-poétique – contemporaine que les amoureux de fanzines ou de concerts-performances ont peut-être déjà lu et entendu.
Né en 1971 à Nantes, Emmanuel Rabu n’a eu de cesse depuis sa découverte juvénile d’Artaud d’interroger le son et le mot, dans une recherche minimale, concentrée sur la matière du son et la répétition des structures.
En 1993, il donne ses premiers concerts de rock – à la voix et à la perceuse dans le groupe La disjonction de Freddy – en 1994, il crée sa première revue. Dès 1998, il est l’un des premiers de la génération de poésie sonore contemporaine (voire le !) à se situer à la jonction – ne hiérarchisant ni l’un ni l’autre – de la musique (expérimentale, improvisée, électronique) et de la poésie. Il travaille en collaboration avec des musiciens et organise des rencontres entre ces deux mondes, musique et poésie, initiant ainsi une évolution formelle majeure. Non plus « faire sortir le poème de la page » ou conférer un supplément poétique à la musique, mais bien, tenter de créer un espace à l’arête de ces deux univers. La revue (papier + CD) et les actions Plastiq, qu’il crée en 1999 aux éditions Mémo exposent et fédèrent ce mouvement naissant. Emmanuel Rabu publie ensuite dans de nombreuses revues et collectifs, sur cassettes, disques, mais aussi des plaquettes : moderne faculté des Maîtres chez Poésie Express en 2000, ou ev-zone chez Derrière la salle de bain, en 2002.

Tryphon Tournesol & Isidore Isou
est également un objet de frontières, agénérique ou plutôt foisonnant de définitions possibles. Emmanuel Rabu y fait se rencontrer, de façon tout à fait inattendue au premier abord, deux figures. Celle de l’inventeur un peu loufoque créé par Hergé, moteur efficace des Aventures de Tintin (dans le sens où ses inventions y jouent souvent un rôle narratif fondamental) et celle du créateur du Lettrisme, véritable initiateur d’un véritable mouvement. Voici un personnage de fiction, issu d’une œuvre de culture populaire et un personnage bien réel, connu d’une catégorie de la population s’intéressant à l’histoire (puisqu’il s’agit d’une histoire, à présent) des avant-gardes et à celle des –ismes.
L’une des forces du livre est de rendre immédiatement présente et crédible cette comparaison, dans le cadre de l’univers créé par l’auteur, d’une érudition ludique. On comprend qu’il écrit de la génération d’après les « métaphores martiales ». Celle qui ne proclame pas, n’exclue aucun membre d’aucun parti mais, au contraire, met les systèmes et les sphères en relation, agit dans une circulation des genres et des supports.
Emmanuel Rabu opère ainsi une typologie des surfaces sur lesquelles Tryphon Tournesol et Isidore Isou pourraient agir, en même temps : l’apparition des personnages en 1943, leurs visées totalisantes mutuelles (« Tournesol est un vidéaste expérimental, un astrophysicien, un cosmonaute, un spécialiste de ultra-sons, un pharmacologue, un inventeur, un botaniste… » (p. 29) quant au Lettrisme il propose une refondation intégrale du savoir), le « Supercolor Tryphonar » (la machine infernale des Bijoux de la Castafiore) dépassant la radicalisation opérée dans Le Traité de bave et d’éternité d’Isidore Isou (les photogrammes y étant ciselés tandis que la bande-son est constituée d’un chœur lettriste), etc. Dans cette intrication entre fiction et réalité à la fois touchante – le battement oscillant du sublime au ridicule de la figure de l’inventeur – et irrésistible, on en vient à se laisser fasciner par les interactions, les hasards, les jeux de miroirs, comme par une musique savante qui ne s’interdirait pas les refrains. Ainsi cette citation étrange de l’Internationale situationniste : « NOUS NOUS ENNUYONS dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. » (1958).
Mais surtout, à travers ce grand écart soigneusement tissé, diffracté, Emmanuel Rabu invente une écriture à mi-chemin entre analyse, bruissement de la narration et énoncé poétique : un objet hybride à la fois conscient de sa place d’énonciation dans l’histoire et terriblement libre, de la liberté du live, de la chute (le rebut utilisé comme matériau principal, en inversion des rôles), de l’absence de virtuosité. La liberté d’une forme en train de se créer, sous vos yeux.
À travers analyses, références, schémas, cases citées, cartes, l’auteur crée une écriture atteignant une grâce, la grâce de la beauté et de la suspension esthétique, à travers le machinique. Le paradoxe de l’émotion émergeant à travers le rigueur de circuits soigneusement reliés. Une logique post-humaine qui est son art poétique.

Emmanuel Rabu publie également un petit livre de 32 pages, presque un 45 tours : Cargo culte, reprenant le titre de l’un des morceaux composant l’album de Serge Gainsbourg, Melody Nelson (1971). Cargo culte, jouant également de l’interaction (fortuite ?) des destins, propose une explicitation de l’histoire racontée par Serge Gainsbourg dans Melody Nelson : un homme, au volant de sa rolls, renverse en Angleterre, une jeune fille dont il s’éprend – leur amour, étant, donc illicite. La jeune fille meurt dans le crash d’un cargo de nuit qui la ramène chez elle. Et l’album, en dernière piste, de revenir à l’instant, cristallisé, de la rencontre : l’instant de la nomination et de l’amour. Emmanuel Rabu se penche sur la genèse de la figurine chromée qui a renversé la jeune fille à cet instant précis : Spirit of Ectasy, la sculpture qui orne le capot des rolls, un doigt sur les lèvres, comme pour conserver le secret de son histoire. Or, justement, elle offre des échos troublant avec celle de Melody… D’autres éléments de coïncidence viennent étayer le rapprochement des deux figures, avec la même acuité et la même grâce que celles que l’on a décrit dans Tryphon Tournesol & Isidore Isou.
Mais dévoiler cette structure, cette quête, ce n’est rien dire, encore. Tout l’intérêt du livre tient dans le déploiement ténu et subtile de ces interactions. C’est ce mouvement qui fait art et poésie. Ainsi que les motifs : « Dans La Vénus au miroir, le peintre ne voit le visage du modèle que dans le reflet d’un miroir. Ce qu’il voit directement, c’est son cul. » (p. 9) « Le scénar de Melody Nelson ? Je pourrais dire que c’est La Vénus au miroir. (…) On lui voit son cul mais on ne voit pas sa gueule. Et on lui voit sa gueule parce qu’elle tient un miroir. C’est un grand chef opérateur et un grand metteur en scène qui a fait cela. » (interview de Serge Gainsbourg à la radio, cité p. 23). Cargo culte est un livre de fascination, celle de la musique, celle de l’amour, celle du drame. Avec l’horizon de la mort, en basse continue. (Oui, l’amour est tragique.) C’est un livre d’amour fou. Et c’est un livre dont le centre poétique est un cul.

Tryphon Tournesol & Isidore Isou, Le Seuil, Fiction & Cie, mars 2007, 15 euros.
Cargo Culte, Dernier Télégramme, à paraître en avril 2007, 9 euros.
Musique et concerts d’Emmanuel Rabu ici.

Image : image de couverture de Cargo Culte, © Jean-Jacques Rabu.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

J'ai toujours pensé que Cargo Culte était un des plus beaux textes de Gainsbourg. Melody Nelson est de toute manière une histoire fascinante. Il va falloir que j'essaye de trouver ce livre.

Laure Limongi a dit…

Oh, dans les bonnes librairies (celles qui soutiennent la petite édition, s'entend) dans deux ou trois semaines, je pense.
Ou s'adresser directement à l'éditeur : http://dernier.telegramme.free.fr/index2.htm