vendredi, septembre 04, 2009

« Madame Laure à son balcon, derrière une jalousie. »

« Saint Pierre était un pêcheur d’homme. Je suis un semeur de révolution. »
Santiago, Mike Resnick



On avait découvert Jérôme Lafargue grâce à L’Ami Butler, son premier roman paru en 2007 – illuminant la rentrée littéraire d’alors –, jeu de miroirs époustouflant, variation policière entre rêve et réalité. Dans les ombres sylvestres poursuit cette veine troublante en s’attachant à la généalogie de la famille Gueudespin, teintée de secret et de magie. On retrouve ce qui a fait le succès de L’Ami Butler : une langue orfèvre offrant de vertigineuses descriptions de la nature, des personnages complexes aux prises avec des situations tragiques, des émotions à la frontière du fantastique, mais aussi un goût de l’érudition – les portraits d’écrivains inventés dans L’Ami Butler, les portraits d’insoumis dans ce dernier livre – alliant à ce moment intense de littérature une énigme captivante.

Vous l’aurez compris, bis repetita placent, Dans les ombres sylvestres est, à nouveau, l’une des trop rares raisons pour lesquelles, à mon sens, la rentrée littéraire vaut la peine d’être attendue.

Sur la côte landaise, le village de Cluquet semble aux confins du monde, encerclé d’un côté par l’océan, de l’autre par le bois du Loup Gris. Une presqu’île battue par les vents animée des contes naissant à l’ombre des arbres. En 1905, Elébotham Gueudespin – c’est du moins le nom qu’il se donne après avoir lu Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand – rencontre les gemmeurs* qui y vivent, s’y installe, bâtissant une maison sur la dune dominant le village. Cet être solitaire aux yeux vairons se révèle un sorcier puissant aux pouvoirs dépassant l’entendement. Il aura un fils qui lui-même aura un fils qui lui-même aura un fils, Audric, chercheur en histoire et narrateur – de l’histoire. Tous sont nés un 2 décembre. Tous ont les yeux vairons. Tous, à travers une existence retirée et singulière, semblent poursuivre à leur manière le message confus initié par Elébotham, ayant disséminé des signes difficiles à interpréter.

Elébotham croit en la complexité des choses ou, tout du moins, leur absence de binarité : le bien et le mal ne sont pas deux pôles étanches mais se nourrissent sans cesse l’un de l’autre. L’ombre et la lumière doivent trouver un équilibre. Comme dans les tableaux de Hieronymus Bosch – d’ailleurs évoqués –, l’enfer se mêle au paradis, un irréalisme agressif et fantastique contamine l’esprit de rationalité dominant chaque jour davantage le monde. L’aïeul chaman lègue à sa descendance quelques carnets consignant les plantes de la forêt, détaillant leurs vertus, une petite flûte étrangement confectionnée en bois du Dahomey, ses peaux de sorcier qui semblent imputrescibles, un écusson représentant un écureuil… rébus qui égare les héritiers de la légende Gueudespin.

Mais pour ne pas évoquer davantage la trame du récit – on s’en voudrait d’en gâcher l’intensité et le suspense –, tentons une interprétation. La nôtre. Avec toute sa fragilité, sa subjectivité, l’une des forces de ce roman étant d’offrir de nombreuses pistes, pas forcément convergentes. Et pour cela, comme la baïne entraîne irrépressiblement vers le large, d’un courant impérieux, le nageur téméraire, prenons le livre à l’envers.

À la fin, se trouve un rapport du Ministère de l’Intérieur, les autorités étant supposées avoir retrouvé le manuscrit d’Audric Gueudespin, le roman, donc, considéré comme un dangereux ouvrage de propagande destiné à poser les fondations d’une sédition d’un nouveau genre. Avec le plus grand sérieux adapté à sa fonction, l’enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH, analyse ce qu’il assimile à un récit de vie, relève les incohérences, pointe la vérité, démasque ce qu’il estime être de la fiction, multiplie les pièces à conviction d’un procès dont l’issue semble déjà sûre. Parmi les protagonistes de l’histoire, il inscrit même le poète Aloysius Bertrand, soulignant ses activités séditieuses. C’est lui, J.L., enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH, qui donne au livre le titre Dans les ombres sylvestres, d’après le nom d’une librairie apparaissant dans le récit. Là encore, nous userons de l’ellipse, même si l’appétit de commentaire nous taraude, pour ne pas dévoiler les tenants et les aboutissants. Disons simplement que, lecteur pris aux rets de l’histoire, on espère l’évocation de Santiago de Mike Resnick au détour d’un chapitre, en quelque sorte prémonitoire, on attend de ce récit qu’il soit ce que redoutent les autorités : un mythe fondateur. Un terreau d’indocilité. Et même si l’enquêteur de classe 1, habilitation n°23-BH porte les initiales de l’auteur, Jérôme Lafargue, on imagine qu’il a pris le masque, incarné ce double profil de Janus préconisé par Elébotham, écrivant cette geste fascinante tout en conseillant, sous oripeaux de rond-de-cuir, de la mettre au secret.

Dans les ombres sylvestres est un moment de littérature grandiose, empruntant sa sublime majesté à la forêt. Les phrases y bruissent, les chapitres s’enchaînent comme les saisons colorent diversement les rameaux, les personnages y vivent leur vie d’allégorie. C’est aussi une arme idéologique, pour qui veut bien la lire comme telle, mais je ne serai pas pythie, je vous laisse trouver votre chemin dans le bois du Loup Gris.


Dans les ombres sylvestres de Jérôme Lafargue, Quidam éditeur.
En librairie en septembre 2009.

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Notes :
Titre du billet : « La Sérénade », Gaspard de la nuit, Aloysius Bertrand
* « Gemmeur » : Ouvrier agricole (en général métayer, à l’époque que l’on évoque) dont l’activité consistait à inciser l’écorce des pins maritimes afin d’en recueillir la gemme (résine). Dans un appendice en fin d’ouvrage, Jérôme Lafargue précise : « Les gemmeurs étaient considérés, avec les cheminots, comme l’un des corps de métier les plus virulents et les plus activistes. »
Photo forêt © boreally.org

Photo vague © photo-trafic.com
© lien au rire sardonique

{Texte paru dans La Revue littéraire n°41.}

2 commentaires:

PhA a dit…

L'ami Butler était déjà un enchantement.
C'est peut-être un peu tôt pour l'info, mais La librairie Atout Livre recevra Jérôme Lafargue le vendredi 9 octobre.

Claro a dit…

If you say so, we'll read.