samedi, février 18, 2006

« These boots are made for walking, and that's just what they'll do »



« BIO : Lester Bangs est né à Escondido, Californie, en 1948. Il a grandi à El Cajon, Californie, qui signifie “ la boîte ” en espagnol, et où il a fait des choses telles que laver des assiettes, vendre des chaussures de femmes, et travailler comme assistant pour une équipe – mari et femme – d’arrangements floraux artificiels, tout en rédigeant des critiques de disques en pigiste, feignant l’aller en fac jusqu’en 1971, quand il partit à Détroit travailler pour le magazine Creem… »

Lester Bangs a écrit ces quelques lignes de biographie un an ou deux avant sa mort. On peut donc imaginer, connaissant le contrôle extrême de son écriture aux faux airs d’impro de fin de soirée noyée dans les prod, qu’il y ait soigneusement pesé chaque élément comme sur un jeu d’échec intime. Poker avec bluffs très très référencés pour emporter la partie du style. Mythologie post-moderne réfléchie, théâtre du moi recomposé quelques dizaines de milliers de pages après le premier cri rauque – merde, de l’air – poussé du fin fond de Escondido, sa ville de naissance, signifiant « caché » en espagnol. Lester Bangs préfère traduire le nom de la petite ville où il a grandi, « La Boîte » (= le bled, le trou…), vraisemblablement une espèce de La Souterraine sauce américaine, avec bien plus de soleil – on imagine que ça change tout. Enfin on espère. Et le maïs, toujours du maïs à la place des patates, toujours des patates. Suit le petit boulot dans les « arrangements floraux », l’expression faisant irrésistiblement penser à un « arrangement musical » . Il souligne qu’il s’agit de fleurs synthétiques, ce qui confère à cette activité quelque chose à mi-chemin entre le morbide quotidien (bouquets empoussiérés de restaurants miteux, d’administrations en ruines, couronnes mortuaires oubliées) et l’inscription dans une exagération de la modernité vers le tout plastique : couverts plastique, disques plastique, meubles plastiques, chaussures plastiques, fleurs plastiques. Après ces débuts dignes d’une épopée – le héros sortant de son « trou » et faisant l’expérience symbolique de la mort en toc à travers la contemplation de ces espèces de sous-vanités contemporaines que sont les fleurs en plastique aux couleurs passées par le soleil… – Lester Bangs passe à l’archétype américain de l’ado faisant la plonge en décrassant des assiettes incrustées de restes de hamburgers/frites/ketchup avec supplément donnut les bons jours, rentrant chez lui sentant la frite et la frustration sexuelle, pour poursuivre par une activité moins traditionnelle d’employé dans un magasin de chaussures pour femmes – la boutique s’appelait Streicher’s Shoes.

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Le fait que Lester Bangs ait travaillé, tout jeune homme, comme vendeur de chaussures pour femmes semblerait n’avoir aucun rapport avec la carrière de critique rock ultra bright qu’on lui connaît ensuite. Que nenni. N’oublions pas que c’est Lester Bangs lui-même qui place cet indice aux prémices de sa biographie… Son œuvre répond à une logique implacable habilement dissimulée sous des hoquets d’alcoolique shooté aux sirops, d’addictif à tout et n’importe quoi du sexe au sandwich au thon sur pain de seigle, de délires de post-névrosé nourri de proses de témoins de Jéhovah… une logique digressive construisant une œuvre cosmogonique et sensible usant de métaphores et d’allégories.


« Un beat féroce comme les godasses d’un gang… »

Excessive, emportée, irrésistible, la prose de Lester Bangs est loin de se réduire au genre de la critique musicale. Ce qui la caractérise, bien au contraire, c’est son mouvement de destruction d’une linéarité, vers une écriture composite, digressive, mêlant les genres et les tonalités tout comme elle joue sur les registres de l’amour le plus frénétique – la vénération d’un nouveau dieu du rock chaque semaine, à la vie, à la mort… jusqu’à la semaine suivante – et de la haine teintée de haussement d’épaules méprisant façon pfffff, tout ça pour ça, comment j’ai pu aimer ce truc, quelle daube. De même, c’est un « critique » qui n’édicte pas de dictat ou de ligne esthétique générale. Il ne juge pas les albums sortis selon la logique de ses choix antérieurs. C’est bien connu, Lester Bangs avait coutume de pouvoir encenser un jour ce qu’il avait exécré la vieille sans jamais trahir la cohérence de son univers. Un talent fort rare, nécessitant l’inscription de la matière-rock dans un système de valeurs plus large, celui d’un univers esthétique prenant en compte les reliefs biographiques, l’acuité des sentiments, les bouleversements socio-historiques. Car le rock n’est pas une science exacte ou un plat dont on devrait respecter la recette… Le rock est révolutions, excès, passion, rencontres, prises de risques, surexposition, miroir. Et surtout, c’est un art en interaction étroite avec la vie du musicien et de l’auditeur. Ainsi l’écoute d’un disque change t-elle selon l’âge, l’humeur, l’évolution de la culture musicale, l’épanouissement ou la frustration sexuelle, la prise de drogue, le degré d’alcoolémie…
Lester Bangs n’hésite jamais à toucher au vif le talon d’Achille de ses icônes prises, selon sa sensibilité du moment, sur le fait d’un dérapage plus ou moins contrôlé de leur talent : « Rolling Stones : la grande débandaison », « Miles Davis : musique pour les morts-vivants », « Le cri lointain de Captain Beefheart : il est vivant mais la peinture aussi. Et vous ? », « Monolithe ou monotone ? Metal Machine Music de Lou Reed »… Il sait toujours reconnaître la pointure adéquate, à la première écoute…


« VLADIMIR — La main dans la main on se serait jeté en bas de la tour Eiffel, parmi les premiers. On portait beau alors. Maintenant il est trop tard. On ne nous laisserait même pas monter. (Estragon s’acharne sur sa chaussure.) Qu’est-ce que tu fais ?
ESTRAGON — Je me déchausse. Ça ne t’est jamais arrivé, à toi ? »


Si. À lui aussi. Et il agite bien ses chaussettes sous notre nez, en plus. Diva de la contre-culture, jouisseur détaillant ses orgies, Lester Bangs ne pose pas la musique comme un objet extérieur à lui-même dont il pourrait parler avec des abscisses et des ordonnées, sobre, parfumé et bien rasé. Non, il se déchausse et déballe. Sa vie, les péripéties de sa biographie, l’amplification de ses déboires sentimentaux, de ses enthousiasmes, de ses exploits sexuels… son histoire est intimement liée à son appréciation des albums et des artistes. Ainsi le rock n’est-il pas simplement un aspect de la vie, euphorique, inscrit dans un laps de temps donné, mais l’incarnation de notre rapport au monde, tragique et éternellement noyé d’espoirs. Une facette suraiguë de l’intensité de la vie et de la proximité permanente, fascinante, de la mort. C’est en ce sens qu’on peut parler de Lester Bangs comme d’un « nouveau moraliste ». Certains textes se transforment rapidement, de façon sous-jacente, en méditation quasi philosophique sur l’horizon de la mort et l’énergie de la destruction. Une ombre présente dès les titres, par exemple : « James Taylor doit mourir », « Où étiez-vous quand Elvis est mort ? », « Richard Hell : la mort, c’est de ne jamais devoir dire qu’on est incomplet », « La mort peut être votre Père Noël »…

Chaque critique de Lester Bangs pourrait constituer un chapitre d’un grand roman tentaculaire, à la fois autofiction, roman générationnel, road novel, pamphlet... Davantage encore, son œuvre, dans son éparpillement et la diversité de sa forme pourrait incarner le stade ultime de la déconstruction du roman contemporain, une déconstruction généreuse et populaire, loin des expérimentations mono-référentielles.
Un roman qui abolirait les frontières entre écriture critique, roman, billet d’humeur, philosophie… tout en rendant caduque l’intégrité d’un support : non plus un livre mais des milliers de pages dispersées, en interaction avec leur contexte, et tout autant d’albums de musique. Mais c’est sans oublier un fétichisme, si ce n’est supérieur, du moins tout aussi intense :


« Une fille sur un pied (botté de mauve),
l’autre pied levé (demi-botté de noir) ;
une autre avance puis recule
avance puis recule
avance puis recule
avance puis recule
avance puis recule »


Une chaussure + une fille = le rock. Le rock + une chaussure = une fille. Une fille + le rock + une chaussure = l’amour ! so, Lester said :

« … j’ai laissé un peu ma bonne vieille main errer sous le bureau, sur sa chaussure, putain, que c’était subtil, oh c’était sympa, ça n’était pas comme d’être aspiré sous mescaline par la Nonne Volante pendant qu’on est pendu au sommet de l’Empire State Building à siroter de la tequila, mais c’était sympa quand même, et elle ne semblait pas se plaindre non plus, aussi, bien que mon cœur ait commencé à battre de manière inquiétante à intervalles irréguliers j’y suis allé comme un vrai chien fou et je l’ai bel et bien laissée REPOSER sur la dite chaussure. Aucune réaction. Mais J’Y ÉTAIS ! Touchant au but ou tout du moins assez près pour commencer à penser au sommet de l’Empire et aux douces lèvres de Sally en habit sacerdotal [ NDLR : T’as oublié que la Nonne Volante n’a fait son apparition à la télé que quelques années plus tard, pauvre taré !] et brûlant et perdant la tête, je me suis mis à bouger gauchement les doigts sur la surface de la chaussure, essayant quelques caresses aléatoires – il faut se lancer dans les expériences et tester tout un gros tas de cajoleries nouvelles quand on a affaire à un matériau alors aussi peu familier que le cuir – et j’ai trouvé enfin la grâce de laisser mes doigts errer et dériver sur ses petits boutons et agrafes, m’aventurant de temps à autre jusqu’aux intervalles psychologiquement appropriés tels que les calculait l’abaque dans mon cerveau, oui, m’aventurant sur cette fraction de centimètre supplémentaire et cruciale pour toucher réellement la faible étendue de pied au-dessus du rebord de la chaussure et sous ses chevilles qui, chose intéressante, ne semblaient pas avoir grand attrait pour moi. Elle n’a jamais laissé voir qu’elle était consciente de quoi que ce soit, encore moins irritée, aussi ai-je pressé mon avantage pensant que peut-être son pied était endormi et ah quelle heureuse journée ce doit être pour moi de tomber sur un tel trésor au moins trois ou quatre pouces de chair féminine aussi ai-je joué plus hardiment avec l’extrémité inférieure de son membre gauche et ai-je fini par prendre la chaussure dans ma main comme si c’était une sorte de téton frit et l’ai-je pressé en plein délire. Elle a aussitôt hurlé à voix basse : « Aïe ! Qu’est-ce que tu fais ! » et ramené avec indignation ses tatanes si tentatrices vers la zone défantasmatisée sous son pupitre… »

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Les citations sont tirées de Psychotic reactions & autres carburateurs flingués ainsi que de Fêtes sanglantes & mauvais goût de Lester Bangs (éditions Tristram) sauf deux citations-titres en gras : En attendant Godot + Rose poussière.

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