Barbatruc
… Je me souviens de ma fierté d’avoir eu pour médecin généraliste à la fin des années 90 un certain Gérard Genette (ainsi qu’une Docteur Michèle Minou en guise de gynéco à la même époque), contemplant sans m’en lasser ses ordonnances et refilant l’adresse à mes petits camarades littéraires l’abordant d’une mine réjouie malgré les petits bobos, rhumes, gastros, douleur à droite, à gauche, déprime… Le même nom auscultant textes et corps.
Lisant Bardadrac du Genette d’origine, si je puis dire – celui des Figures, de Palimpsestes, etc. – je me dis qu’ils doivent être vaguement cousins et que ce redoublement de G. G. convient bien à l’obsession gémellaire qui hante un abécédaire mémoriel au nom de formule magique…
Ça fait donc tout drôle de lire un Gérard Genette « non technique », faisait défiler des figures du souvenir au rythme de leur apparition, mêlant politique, rêveries géographiques, amours, généalogie, blagues rhétoriques, engagement, icônes surannées, goûts musicaux…
« Mépris. Soyez économes de votre mépris : peu de gens en sont dignes.
Méprise. Base, on le sait, de la plupart des relations humaines. Mais on doit bien en outre convenir de ceci : lorsque quelqu’un se trompe sur vous, c’est sans doute que vous vous êtes trompé sur lui. Tout sentiment n’est pas réciproque, mais toute méprise est double.
Merguez. Je tiens de Jacques Derrida, qui les tenait lui-même de son enfance à El-Biar, deux histoires drôles dont la portée philosophique me semble assez claire.
Un pied-noir en voie d’installation en “ métropole ” va trouver un ancien condisciple devenu roi de la merguez sur la place de Paris, pour lui emprunter une assez grosse somme ; le copain l’écoute en silence, puis le conduit vers la fenêtre et lui montre, de l’autre côté de la rue, l’enseigne d’une agence du Crédit Lyonnais : “ Tu vois cette banque ? Eh bien, j’ai un deal avec eux : ils ne vendent pas de merguez et moi je ne prête pas d’argent. ”
Un autre marchand de merguez, qui exerçait à Bab el-Oued avant les “ événements ”, pose sur sa devanture l’écriteau : “ Aux meilleures merguez du quartier. ” Son concurrent d’en face réplique en posant : “ Aux meilleures merguez de la ville ”. Le premier rétorque en “ Aux meilleures merguez d’Algérie ”. Le concurrent croit remporter une victoire définitive par “ Aux meilleures merguez du monde ”. Difficile au premier de surenchérir par extension, mais il lui reste la carte de la vraie modestie : “ Aux meilleures merguez de la rue. ”
Messe. Dans les minutes qui suivent l’annonce de la mort du pape Jean-Paul II, la télévision montre en direct quelques images d’une messe en cours comme si de rien n’était. Un journaliste s’étonne du fait. Un ecclésiastique de service sur le plateau, évidemment sans intention satirique, bien au contraire, explique : “ Que voulez-vous, comme on dit, The show must go on. ” Comme on dit, tout est dit.
(…)
Passer. Dans les austères années soixante-dix, une publicité Rodier montrait une jeune femme perplexe : “ J’écrirais bien un livre, mais je ne sais pas quoi mettre pour passer chez Pivot. ” Aujourd’hui, la bonne question est plutôt : “ Je ne sais plus quoi enlever pour passer à la télé. ” Dans le doute, enlevez tout, et ne vous croyez surtout pas obligé/e d’écrire un livre : de toute façon, il n’en sera pas vraiment question.
(…)
Philippine. Autant que je m’en souvienne, on appelait “ faire philippine ” le fait de trouver, imbriquées comme des fœtus jumeaux dans leur nid commun, deux amandes, dites alors “ amandes philippines ”, dans la même coque ; ou plutôt, le rite à deux qui s’ensuivait, et qui consistait à dire “ Bonjour Philippine ! ” sous je ne sais plus quelle condition, pour gagner je ne sais quoi – un baiser, peut-être. Le plus mystérieux était évidemment la relation entre la chose et le mot, dont j’ai su bien plus tard qu’il procédait simplement, par fausse étymologie, de l’allemand Vielliebchen (bien aimé). Ce qui d’ailleurs n’explique rien.
Photocopie. Encore au début des années soixante, je ne pratiquais (en sans doute ne connaissais) que le papier carbone, et la machine à ronéoter au moyen de ce pochoir en fines feuilles paraffinées qu’on appelait stencil – du coup, l’emploi plus vaste de ce mot en anglais, quoique parfaitement logique, me trouble toujours un peu. La ronéo à manivelle, qu’on appelait inévitablement Juliette, était la mère de toutes les militances. Son extinction, avec celle du prolétariat industriel, mit un terme à l’espérance révolutionnaire. Sa remplaçante, appelée photocopieuse, était dépourvue de toute aura, mais non de tout sex-appeal. Le première que j’ai vue, au cours d’une “ mission ” en pays plus avancé, ronronnait dans le bureau d’un joyeux apparatchik diplomatique qui m’en fit l’éloge (mais non la démonstration) en ces termes : “ Asseyez là-dessus votre étudiante préférée, et vous ne regretterez pas votre investissement. ” Le rayonnement de la culture française était assuré. Ne marche plus sur imprimante à jet d’encre. Préférez toujours l’original. »
Bardadrac de Gérard Genette, Le Seuil, coll. Fiction & cie.
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