mercredi, mai 09, 2007

PROGRAMME MAXIMUM

... En écho à Berlol (dont je partage l'engouement), une note (de 2004... un peu vieille, donc...) sur les SLOGANS de Maria Soudaïeva... totalement d'actualité.


Maria Soudaïeva a tout d’une icône politique et littéraire ; une « héroïne post-exotique » ainsi que la nomme Antoine Volodine qui l’a bien connue et signe préface et traduction de ces Slogans.
Maria Soudaïeva s’est donnée la mort en février 2003 après une existence tumultueuse, de troubles psychiatriques en engagements politiques extrêmes. Elle est née en 1954 à Vladivostok d’un père russe et d’une mère coréenne. Elle a vécu en Russie, en Corée, en Chine, au Vietnam... et a très tôt développé un talent pour les langues aimant alterner le français, l’anglais, le russe comme pour nier une quelconque hégémonie langagière. Polyglotte car résistante : hybrider les langues = désarmer les suprématies. « 64. ONZE LANGUES SORDIDES, UN SEUL LANGAGE ETRANGE ! » (p. 56).
Son existence a été vouée à la résistance contre les dérives de la société post-soviétique et l’écriture de ses « petites proses » développant de fragments en fragments un monde belliqueux de la vocifération. À la fois notre monde sanglant et univers fantasmatique peuplé de fantômes vengeurs.

Trois épisodes s’enclenchent avec le bruit sec d’une arme automatique : « PROGRAMME MINIMUM », « PROGRAMME MAXIMUM », « INSTRUCTIONS AUX COMBATTANTES » car ici les corps en lutte, torturés, agissants, meurtris, violents, déchiquetés sont des corps de femmes : « 127. ORDONNE TON VISAGE AVANT DE TE PENDRE. 128. ORDONNE TES ORIFICES A LA PERFECTION. » (p. 31).

Le « PROGRAMME MINIMUM » débute brutalement avec une surenchère de points d’exclamation : l’acharnement sur le corps de Natacha Amayoq. D’emblée un univers de heurts, étrange et familier – des écarts, parfois, à la Plume de Henri Michaux, disjonction entre réflexe et inattendu, toujours dans le sens de l’absurdité de la cruauté. Se déploie l’impératif d’un monde sans dieu. Ordres impalpables, cruels, contradictoires... « 118. AVANCE, FRACASSE, NE REGARDE PAS » (p. 30). Le destin semble n’être qu’un hasard meurtrier qui s’amuse de tout. Peu à peu ces phrases courtes, assénées, prennent un rythme acéré, essoufflé. La fureur monte. Ce « programme minimum » s’achève sur une vraie-fausse éclaircie douce-amère qui sera reprise, en clausule évolutive de ces trois volets : « 340. UN JOUR ENFIN NOUS SERONS PLUS MORTS QUE VIFS ! 341. UN JOUR NOUS AURONS LE SOLEIL EN BOUCHE ! 342. UN JOUR NOUS AURONS BALAYE DEVANT LA PORTE ! 343. LES MAUVAIS JOURS FINIRONT ! ».

Le « PROGRAMME MAXIMUM », qui semblerait s’annoncer comme une aggravation, ne fait que réitérer ce pire déjà énoncé. Les terres sont brûlées, « carbonisées » et le froid de la mort envahit tout : « 53. TON CŒUR AUSSI S’APPELLE BANQUISE » (p. 55). À nouveau, la femme se fait ambivalente, combattante, donneuse de vie, porteuse de mort, enjeu de pouvoir : « 137. ENTRE DANS LA MATRICE ATROCE, REGARDE, TUE ! » (p. 61) ; « 195. AVANT DE DETRUIRE LES ŒUFS, ATTAQUE LA POULE PONDEUSE ET NOIRCIS-LA ! » (p. 66). À nouveau, un espoir qui semble d’une ironie sombre, isolé parmi ces flots d’atrocités : « 342. UN JOUR AVEC LES MAINS NOUS FINIRONS L’IMAGE ! 343. LES MAUVAIS JOURS FINIRONT ! » (p. 77).

Enfin, les « INSTRUCTIONS AUX COMBATTANTES » multiplient des conseils absurdes et désespérés dont la prolifération haletante traduit une attention protectrice, une veille disproportionnée à la furie qui s’abat sur les « combattantes ». La plupart des conseils portent sur le « bien mourir » ou plutôt le moins mal. « 3. SI AUTOUR DE TOI TOUT LE MONDE S’EST PENDU ARRACHE-TOI LA TETE AVEC LES DENTS ! » (p. 81) ; « 120. TA COMPAGNIE EST DISSOUTE, VA JUSQU’A TON ESTOMAC ET PENDS-TOI ! » (p. 91). L’attention à la vie semble avoir quitté ce monde de fantômes qui ne cesse pourtant d’attendre, en ritournelle, la fin des « mauvais jours ».

Les « petits poëmes en prose » de Maria Soudaïeva sont le chant d’un univers détruit et ne cessant de continuer à se détruire, sans cesse, sans espoir, comme si on pouvait aller toujours plus loin dans l’horreur. S’y élève le ton imprécatoire d’une voix rauque faisant une harmonie guerrière du concert des cris de souffrance qui la poursuive. L’expression d’une vision d’une lucidité fantastique et sombre projetée sur le théâtre sanglant d’un quotidien qui n’avoue pas le scandale permanent de ses crimes.


Slogans de Maria Soudaïeva, L’Olivier, traduit du russe par Antoine Volodine, 20 août 2004.

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