Arrêter d'écrire
(Oui, un simple débat à la BNF pourrait être une raison suffisante. Meuh non, allez...)
« Un livre, c’est la mort d’un arbre. »
(Saint-John Perse… d’après David Markson in Arrêter d’écrire, p.36)
(Saint-John Perse… d’après David Markson in Arrêter d’écrire, p.36)
Contrairement à ce que suggère le titre – et l’annonce du livre qu’on peut lire un peu partout – je ne pense pas que l’auteur souhaite réellement arrêter d’écrire. Ou alors il le souhaite autant que moi, autant qu’un chanteur souhaite arrêter de chanter, un danseur de danser, un banquier de gagner de l’argent. Non, pour moi ces infinitifs signifieraient davantage accepter la mort, son horizon. Accepter qu’à un moment tout s’arrête, ouf, après tant d’agitation (ou d’inaction) on dépose les armes et le reste est posthume. Ce n’est donc pas un vœu mais une considération stoïcienne qui inscrit le travail artistique à l’échelle de la vie humaine. Un memento mori qui dégonfle les baudruches de la gloire et de l’hypertrophie égotique de l’artiste. D’ailleurs, le titre anglais est : This is not a novel. Comme dans « ceci n’est pas une pipe »1 . Ceci n’est pas un roman, on ne peut pas en suivre l’intrigue trépidante, on ne peut pas s’identifier aux personnages, on ne peut pas en disséquer la psychologie, on ne peut pas y trouver des chapitres, des scènes de résolution, des dialogues convaincants… Ceci n’est pas un roman mais l’image d’un roman, un miroir de roman, un méta-roman dans lequel l’auteur dresse une liste des causes de décès d’artistes, de leurs maladies, d’anecdotes les concernant, tout en écrivant – oui, tout de même – l’« art poétique » de son anti-roman :
« Écrivain est plus que las d’inventer des histoires. (…)
Écrivain est tout aussi las d’inventer des personnages. (…)
Un roman sans la moindre indication d’une histoire quelconque, voilà ce qu’aimerait inventer Écrivain.
Et sans personnage. Pas un seul. (…)
Sans intrigue. Sans personnage.
Mais incitant le lecteur à tourner néanmoins les pages. (…)
Sans action, insiste Écrivain.
Autrement dit, sans une suite d’événements.
Autrement dit, sans que soit marqué le passage du temps.
Mais bon, en arrivant quelque part malgré ça. (…)
Un roman sans décor 2. Sans prétendu mobilier. (…)
Un roman entièrement dépourvu de symboles. (…)
Au final, une œuvre d’art sans même un sujet, souhaite Écrivain. (…)
Écrivain existe-t-il même ? Dans un livre sans personnages ? (…)
Visiblement, Écrivain existe. N’étant pas personnage, mais l’auteur, ici. Écrivain écrit, bon sang… »
Il n’y a pas plus écrit que cette compilation motivée par la paranoïa et l’hypocondrie – topique – de l’écrivain. Pas plus composé que la juxtaposition de ces éléments hétérogènes, faisant alterner détail morbide et anecdote irrésistible, par exemple :
« Rembrandt travaillait si lentement, surtout à la fin de sa vie, qu’il devint de plus en plus difficile pour lui de trouver des modèles.
Ce qui explique en bonne partie les cent et quelques autoportraits.
Luisa Tetrazzini est morte sans le sou.
Tolstoï à qui l’on demandait s’il avait lu une pièce récente de Materlinck :
Pourquoi l’aurais-je lu ? Ai-je commis un crime ? » (p. 58 )
Ou encore :
« Rilke aimait cirer les meubles.
Jackson Pollock faisait des tartes.
Origène s’est castré.
Aucun artiste ne tolère la réalité, a dit Camus. » (p. 108)
Le monde de l’art apparaît sous des couleurs drôles, certes, voire grotesques, mais aussi acides et cruelles – la jalousie et les médisances des artistes entre eux, notamment. (Les critiques n’étant pas épargnés). Le monde de l’art apparaît peuplé de mortels dotés de corps fragiles, soufrant, se répandant, mourant tous, mourant bêtement, un jour, à l’échelle de six ou sept par page, achevés d’une phrase. Et d’ailleurs, « Écrivain » ne se sent pas très bien non plus, il a mal à la tête, mal au dos, mal à la tête, mal au dos… et s’inscrit donc dans ce futur cimetière (après la page 192) à compléter, sans fin.
David Markson ne cesse, au cours de livre, comme on l’a vu dans la première citation, de questionner les possibilités de son anti-roman : une absence de roman ? un catalogue ? une étude approfondie sur les maladies de la vie artistique » (p. 89) ? en insistant sur le fait que ce qu’Écrivain décrète, l’objet le devient – puisque l’objet n’existe qu’à travers l’énonciation même d’Écrivain. Il semble conclure ainsi :
« Ou n’était-ce peut-être rien de plus qu’un genre fondamentalement identifiable tout ce temps, en dépit de tout ce qu’a affirmé Écrivain.
Rien de plus ou de moins qu’une lecture ?
Simplement une lecture non conventionnelle, globalement mélancolique bien que parfois même espiègle et s’achevant maintenant ? » (p. 187)
Je souscrirai davantage à l’option de l’autobiographie (p. 60). Au sens ou Télex n°1 de Jean-Jacques Schuhl, Garance Rose d’Hélène Bessette, Louve basse de Denis Roche ou Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot pourraient être des autobiographies. Les plus réussies du genre contemporain, d’ailleurs, selon moi (avec une certaine adaptation historique et en guise de matrice on pourrait même ajouter Vie de Henri Brulard à la liste). Des textes cernant un moi écrivant à travers le prisme d’éléments d’écriture hétérogènes, des montages, des listes… détournant la question de l’abondance écœurante de « je » et de « moi » mais poursuivant néanmoins une quête auto-réflexive et d’identité. Même si celle-ci reste, bien sûr, toujours un peu flottante :
« Vous n’êtes pas oune escrivain, vous êtes oune araignée, et au Mejico nous abattons les araignées. » (p. 177)
Note écrite pour La Revue Littéraire n°32 à paraître le 24 août prochain (la suite dans la revue, donc...)
Arrêter d’écrire de David Markson, traduction Claro, collection Lot 49 au Cherche Midi, 192 pages, 15 euros.
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1 Dont le titre est : La Trahison des images. (la trahison du roman ?)
2 Bon, on va dire que je suis obsessionnelle (ce qui n’est pas faux) mais un parallèle : « Roman sans paysage. Pas de décor. Pas le temps de décorer. Sans décoration. Siècle de la vitesse. Le lecteur est pressé. La romancière est pressée. Le lecteur lit à 60 à l’heure. à 80 à l’heure. à 35 nœuds. à 400 à l’heure. Et : LES PERSONNAGES SONT PRESSES. — RITE. ALLONS. DEPECHEZ-VOUS. VITE ». maternA, Hélène Bessette, incipit.
« Écrivain est plus que las d’inventer des histoires. (…)
Écrivain est tout aussi las d’inventer des personnages. (…)
Un roman sans la moindre indication d’une histoire quelconque, voilà ce qu’aimerait inventer Écrivain.
Et sans personnage. Pas un seul. (…)
Sans intrigue. Sans personnage.
Mais incitant le lecteur à tourner néanmoins les pages. (…)
Sans action, insiste Écrivain.
Autrement dit, sans une suite d’événements.
Autrement dit, sans que soit marqué le passage du temps.
Mais bon, en arrivant quelque part malgré ça. (…)
Un roman sans décor 2. Sans prétendu mobilier. (…)
Un roman entièrement dépourvu de symboles. (…)
Au final, une œuvre d’art sans même un sujet, souhaite Écrivain. (…)
Écrivain existe-t-il même ? Dans un livre sans personnages ? (…)
Visiblement, Écrivain existe. N’étant pas personnage, mais l’auteur, ici. Écrivain écrit, bon sang… »
Il n’y a pas plus écrit que cette compilation motivée par la paranoïa et l’hypocondrie – topique – de l’écrivain. Pas plus composé que la juxtaposition de ces éléments hétérogènes, faisant alterner détail morbide et anecdote irrésistible, par exemple :
« Rembrandt travaillait si lentement, surtout à la fin de sa vie, qu’il devint de plus en plus difficile pour lui de trouver des modèles.
Ce qui explique en bonne partie les cent et quelques autoportraits.
Luisa Tetrazzini est morte sans le sou.
Tolstoï à qui l’on demandait s’il avait lu une pièce récente de Materlinck :
Pourquoi l’aurais-je lu ? Ai-je commis un crime ? » (p. 58 )
Ou encore :
« Rilke aimait cirer les meubles.
Jackson Pollock faisait des tartes.
Origène s’est castré.
Aucun artiste ne tolère la réalité, a dit Camus. » (p. 108)
Le monde de l’art apparaît sous des couleurs drôles, certes, voire grotesques, mais aussi acides et cruelles – la jalousie et les médisances des artistes entre eux, notamment. (Les critiques n’étant pas épargnés). Le monde de l’art apparaît peuplé de mortels dotés de corps fragiles, soufrant, se répandant, mourant tous, mourant bêtement, un jour, à l’échelle de six ou sept par page, achevés d’une phrase. Et d’ailleurs, « Écrivain » ne se sent pas très bien non plus, il a mal à la tête, mal au dos, mal à la tête, mal au dos… et s’inscrit donc dans ce futur cimetière (après la page 192) à compléter, sans fin.
David Markson ne cesse, au cours de livre, comme on l’a vu dans la première citation, de questionner les possibilités de son anti-roman : une absence de roman ? un catalogue ? une étude approfondie sur les maladies de la vie artistique » (p. 89) ? en insistant sur le fait que ce qu’Écrivain décrète, l’objet le devient – puisque l’objet n’existe qu’à travers l’énonciation même d’Écrivain. Il semble conclure ainsi :
« Ou n’était-ce peut-être rien de plus qu’un genre fondamentalement identifiable tout ce temps, en dépit de tout ce qu’a affirmé Écrivain.
Rien de plus ou de moins qu’une lecture ?
Simplement une lecture non conventionnelle, globalement mélancolique bien que parfois même espiègle et s’achevant maintenant ? » (p. 187)
Je souscrirai davantage à l’option de l’autobiographie (p. 60). Au sens ou Télex n°1 de Jean-Jacques Schuhl, Garance Rose d’Hélène Bessette, Louve basse de Denis Roche ou Un ABC de la barbarie de Jacques-Henri Michot pourraient être des autobiographies. Les plus réussies du genre contemporain, d’ailleurs, selon moi (avec une certaine adaptation historique et en guise de matrice on pourrait même ajouter Vie de Henri Brulard à la liste). Des textes cernant un moi écrivant à travers le prisme d’éléments d’écriture hétérogènes, des montages, des listes… détournant la question de l’abondance écœurante de « je » et de « moi » mais poursuivant néanmoins une quête auto-réflexive et d’identité. Même si celle-ci reste, bien sûr, toujours un peu flottante :
« Vous n’êtes pas oune escrivain, vous êtes oune araignée, et au Mejico nous abattons les araignées. » (p. 177)
Note écrite pour La Revue Littéraire n°32 à paraître le 24 août prochain (la suite dans la revue, donc...)
Arrêter d’écrire de David Markson, traduction Claro, collection Lot 49 au Cherche Midi, 192 pages, 15 euros.
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1 Dont le titre est : La Trahison des images. (la trahison du roman ?)
2 Bon, on va dire que je suis obsessionnelle (ce qui n’est pas faux) mais un parallèle : « Roman sans paysage. Pas de décor. Pas le temps de décorer. Sans décoration. Siècle de la vitesse. Le lecteur est pressé. La romancière est pressée. Le lecteur lit à 60 à l’heure. à 80 à l’heure. à 35 nœuds. à 400 à l’heure. Et : LES PERSONNAGES SONT PRESSES. — RITE. ALLONS. DEPECHEZ-VOUS. VITE ». maternA, Hélène Bessette, incipit.
2 commentaires:
Souperbe !...
Suis très heureux que tu redonnes vie à cette photo où l'on dirait que tu poses pour le studio Harcourt !
Oui, encore merci pour cette photo. Elle me fait penser à une image de colloque dans Roland Barthes par lui-même où il affiche une mine atterrée d'ennui. Ici c'était plutôt un mélange de tension et d'incompréhension...
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