mercredi, avril 23, 2008

Games Over : let's play !



>> sur Games Over de Laetitia Shériff (disque)/Fargo/sortie 29 mai 2008

Après Codification, Games Over, loin de fermer le jeu, l’ouvre. Même renversement, au seuil, que pour Codification qui s’en échappe, donc, des grilles, des classifications. Games Over joue (au sens musical du terme), dans une vision à la fois mélancolique et euphorique du monde. On y trouve les mêmes obsessions, celle d’un « je », procédant d’une généalogie complexe, douloureuse, observant le monde, sa confuse prolifération. Traquant le tumulte de son âme qui ne cesse de s’interroger, sans repos. Quelque chose de blues, mais confiant, apaisé. Un blues pop comme un gris « tourterelle », tirant vers le rose orangé d’un soleil, l’horizon. Une pop blues d’une couleur mixte comme celle décrite dans la chanson Like ink with the rain.

À nouveau, je suis frappée par la grâce absolue de la voix et des textes de Laetitia Shériff qui accomplissent l’idéal, selon moi, d’une chanson : mêler l’extrême simplicité (aller au cœur, dénuder le timbre) et le raffinement extrême de l’interprétation, des arrangements. Les compositions de Gaël Desbois et Olivier Mellano accomplissent des rencontres funambules et grandioses entre guitares rock, son brut de piano, cordes presque romantiques, rythmiques riches, synthés pop, ambiances cinématographiques, chœurs puisant dans de multiples influences. Pour évoquer cet écrin musical dans toute sa subtilité, il faut également préciser que l’album a été mixé par Peter Deimel au Black Box Studio (les Thugs, Shellac) et masterisé par Mike Marsh au studio The Exchange à Londres (Klaxons, Nick Cave). Games Over est un album d’émotion au sens fort et esthétique du terme, celle qui doit être le moteur de toute forme d’art. Celle qui transforme un album en joyau intemporel que s’approprie chaque conscience pour le bercer d’année en année, le transformer en intime qui devient souvenir personnel.

L’album s’ouvre ainsi sur un titre phare The story won’t persist in being a closed book, découpé en chapitres. Le personnage de la chanson se place dans le rôle du « prospecteur » qui lutte contre le silence, la poussière, le deuil pour trouver l’origine de son histoire, l’inventer, la faire exister, malgré l’émotion d’une telle recherche qui envahit tout. L’émotion, lui faire face, avancer en ternaire, aidée des notes presque naïves, enfantines du piano, de l’orgue en vibrato, des claps qui font maigre foule et chœur tragique. Danser à l’à-pic du sentiment sans tomber ni du côté de la tristesse ni du côté de la distance, de l’armure. Rester chair et chant. « Soul occlusion » (in Memento put her in the picture). La voix s’élève sur un tapis de murmures blues. L’arrivée des cordes – débutant par la note grave, plaintive d’un violoncelle – mélangées aux notes de guitare électrique trace l’une des veines de l’album, porté par un souffle mélangeant genres et influences, dans une mélancolie rythmée. Cette question de la généalogie réapparaît explicitement dans deux autres chansons : Memento put her in the picture et Like ink with the rain. La première évoque la nostalgie apaisée que j’ai citée : « At my age, I find myself to suck the life/And to cry the escaped mother’s milk ». Il y est question, comme dans la première chanson de l’album, de photos de famille. D’aucuns les déchirent, en découpent des pièces, en éliminent des personnages. D’autres, qui en sont absents, tentent de s’y surexposer, de s’y inclure, pour soi, pour vivre la vie, sans regrets : « there is no point in regretting something that has already happened ». Le chant s’élève dans l’instant, pour l’instant. Il est impératif et il est doux. Jusqu’à un fade out qui le rend infini.

Après le mystère douloureux des origines, à révéler, le monde, contemplé et vécu, dans Let’s party !, Hullabaloo (my TV ratings), easily influenced. C’est un monde confus, diffus, sans désespoir mais aussi sans réel motif de confiance et de plénitude : « Men die/Books lie/Tears fly/Ladies shy ». Le monde s’étire en vaste catastrophe mais : « keep calm », entend-on dans Let’s party ! Ne pas s’y perdre, ne pas s’y noyer. De même, dans Hullabaloo (my TV ratings), c’est le grand tapage audiovisuel à la cruauté sans pitié qui se déverse en « toxic’topics » : « who knows what’s going on inside ? » Que se passe-t-il vraiment derrière cette surface écœurante, vacarme qu’on nous dit reflet de la réalité ? « (Human being are missing there, so far away) ». Ce qu’il y a d’humain, c’est la conscience qui dissèque ce boucan sanglant, l’interpellant, jouant de la sonorité ludique, presque enfantine, de cet « hullabaloo ». Easily influenced sur des sonorités de synthé assez Rita Mitsouko, parle à la fois de l’insatisfaction inhérente à l’amour et de sa présence têtue, en toutes choses : « Love exists even if it goes into another life (...) Love resists even if you’ve got a moutain of moola ». À nouveau une chanson faite d’ambivalence de sentiments et d’incertitude de frontières, de la solitude à la recherche du bonheur : « We need to see the joy all around/But it is slippery as an eel ».

Dernier mouvement, l’interrogation du moi, ses manques, ses terreurs, sa solitude, ses reflets inavoués dans : Black dog, Cosmosonic, The evil eye, Solitary play, Lockless et There, high. Le chien noir de Black dog qui promène son animalité, son absence de raison, tranquillement, sans douleur, sans conscience, dans la rue (« lucky dog »), provoque l’œil perdu qui suit du regard : « I get angry with your defects because it looks mine/I’m stupid, excuse me./My heart is poor, everything miss me/If I scream your name will you come with me ? » Cosmosonic rappelle les problématiques de Hullabaloo (my TV ratings) sur un mode onirique, tournoyant dans une valse à six temps qui débute sur des sons cristallins pour aboutir à une montée de cordes que ne renierait pas Jean-Claude Vannier : « I thought no more was needed/Sun must shine/But real lies/I get insane ». Un animal du bestiaire de Laetitia Shériff y apparaît, le vers luisant, timide reflet de la lune, qui guide et protège – ce bestiaire est peuplé d’un grand singe qui disparaît dans Let’s party !, un chien noir (black dog), une anguille glissante dans easily influenced, une carpe illettrée dans Solitary play, des poissons et des serpents dans Lockless. Une arche qui incarne sentiments, colères et faiblesses, en fables. Comme The black dog, The evil eye pose la question de la libération des pulsions, de cette ambivalence entre raison et folie – comment discerner une frontière qui se déplace sans cesse ? – sur une cadence instable, une voix diffractée, une fin aux rythmes assez r&b. Il en est de même pour Lockless : « no control, no lock, no door ». Solitary play, dents serrées au début « I find myself dum like an illiterate carp/That remains », s’épanouit en déchaînement de guitares : « All is at three times like a waltz without end ». L’album s’achève sur un morceau d’une grande audace et d’une beauté absolue, There, Hight, bouclant un chapitre de The story won’t persist in being a closed book. Je parlerai avant tout du frisson qu’il provoque s’il ne suffisait de le ressentir, à l’écoute. Émotion exprimée également dans la simplicité acérée des paroles « There high, in my head/Press the button for a place, there’s no rest/Floor eleven, I could not speak to him/Floor eleven high, we stay. » Le poids de la mémoire et un ciel étoilé. Le remords sans repos, du cœur. La chanson s’achève sur un chœur doux et hypnotique, à consonance indienne (d’Amérique) : « I’m guilty ». On attend avec impatience la suite de l’histoire tout en parcourant celle de Games Over dont on sait qu’il est l’un des épisodes précieux d’une vie musicale.


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