La ronde & la révolte (vaine)
… la première chose qui envahit mon cerveau à cet instant, après cette nouvelle, c’est le poème-performance de Julien Blaine, à/pour/avec ses amis morts. Leurs voix d’après l’Achéron qui se forment douloureusement dans sa bouche, l’habitent. Tout particulièrement ce poème lu à Genève, en 1999 ou 2000, je ne sais plus, une femme dans le public dont le fou rire rendait la tension, la charge émotionnelle insupportable. Je m’étais dit qu’il en fallait du courage pour honorer et choyer tous ses morts, rester sur la rive en couleurs, ne pas lâcher prise, du courage pour savoir de quoi nourrir sa joie, quotidiennement, dans une telle hécatombe. Je pense aussi aux traits de ma mère sur son lit de mort, décharnée par le cancer, des traits qui coulaient vers le sol malgré le maquillage, les efforts pompiers des pompes funèbres, et semblaient vouloir rejoindre la terre au plus vite, trahissaient le passé. Le sourire de Maman heureuse, le pli du front de Maman qui râle, la fossette de Maman qui « magagne » – dont a hérité mon frère. J’avais l’impression que la mort accélérait la gravité, que soudain, même si on était encore dans la même image, on n’était déjà plus dans le même plan. C’était un silence à hurler. Les parfums artificiels – cannelle en l’occurrence – ne masquaient pas la décomposition en marche, la masquaient trop. Et je n’ai pas pu toucher cette peau qui glissait, peut-être de peur d’être happée, de ne pas résister à mon vertige des profondeurs, que mes traits, si proches, fondent avec les siens. M’abîmer dans la mélancolie qui est la mienne, ce serait si reposant. Tabou, tabou. Je pense à tant d’amis, à tant d’aimés, déjà, à tous ces manques cruels et injustes, n’arrivant pas me raisonner, pourtant il ne manque pas de matériel philosophique ou spirituel en la matière, mais je demeure athée et révoltée, tâchant de rester dans le plan en couleurs et de m’y agiter un maximum pour « faire honneur » – j’y crois, c’est naïf et culturel, j’assume – et rabâcher mes souvenirs, pas seulement en rituel personnel, les partager pour que de cette émotion, la vie subsiste. Je ne me résigne pas à la mort des autres. Alors lui aussi je le raconterai quand j’en aurai la force, l’image qui subsiste à travers ma voix, à ceux qui n’ont pas eu la chance de le connaître, les quelques moments partagés mais surtout ce que de lui je lis et écoute. Mais pour l’instant, je suis en rage, je pense à tous ceux qui l’aiment et c’est terriblement, désespérément inutile.
(Si vous le connaissiez, en vrai et/ou à travers ses livres, ses pièces sonores & visuelles, vous pouvez laisser un mot ici).
3 commentaires:
Une longue échelle vers le ciel, Rosemary Altea
« Pour l'obscurité il reste le langage.
[...]
Le langage en hydre de Lerne,
avec ses têtes qui repoussent
et ses ombres toujours renaissantes. »
(Gérard Macé, Filles de la mémoire)
"faire honneur" n'a rien de "naïf" ou "culturel" si telle est la seule expression qui, du fond de l'athéisme et de la révolte, vous vient à la bouche, en témoignage d'un passé et comme une manière de sonder le mystère que reste, malgré tout, le passage dans le monde (venue, vie, sortie)
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