vendredi, août 22, 2008

Lacrimosa

Lacrimosa est un livre en ré mineur1. Un livre de deuil dont le titre emprunte au requiem, comme un repentir : « J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai écrit parce que je ne sais pas composer de musique. Un concerto aurait été moins impudique, plus élégant. Un requiem aurait été de circonstance, et les paroles seraient venues du fin fond du Moyen Âge, mystérieuses et anonymes. » (p. 215) Mais puisque les portées sont abstruses, puisque c’est à travers l’écriture que l’écrivain accorde les bassons et les cuivres, il reste la prosopopée, ressort ancien mais néanmoins efficace pour faire parler les absents et les morts.

La trame est simple : une jeune femme se suicide, laissant derrière elle un amant écrivain, un autre skipper et des parents. Sans compter un travail débilitant. L’écriture complique, bien entendu, cette trame. L’écrivain raconte l’année qui a précédé ce suicide, l’année pendant laquelle la jeune femme et lui ont vécu une histoire d’amour, à travers un roman épistolaire à deux voix : les lettres de l’écrivain adressées à sa « chère Charlotte », qu’il vouvoie (on y retrouve le fameux « vous » Jauffret) et les lettres de la défunte commençant toutes par « mon pauvre amour », généralement du registre de la protestation véhémente, signalant sans cesse l’imposture du procédé : « Tu crois que c’est facile ici de lire les lettres des hurluberlus qui écrivent aux filles qui ont balancé leur vie par-dessus les moulins comme un jeans parti en quenouille, histoire de se faire offrir une belle robe sur mesure en pin des landes ? (…) Tu ne veux pas mon email par la même occasion ? Un truc du genre, neantcharlotte@lamortsilecœurvousendit ? » (p. 28)
L’un reconstruit de façon souvent contradictoire – troublant l’illusion de vérité du récit – une histoire et un personnage, l’autre refuse violemment de se laisser enfermer dans ce statut de personnage, s’indignant sans cesse de la vanité de l’écriture. La tension entre les deux voix, entre les deux états (la vie, la mort) crée un espace dramatique qui place l’écrivain au purgatoire des accusés. Accusé d’impuissance et d’orgueil : « Toi et les tiens vous êtes des charognards. Vous vous nourrissez de cadavres et de souvenirs. Vous êtes des dieux ratés, les bibliothèques sont des charniers. Aucun personnage n’a jamais ressuscité. Dostoïevski, Joyce, Kafka, et toute cette clique t’a dévergondé, sont des malapris, des jean-foutre, des fripons, des coquins, des paltoquets ! Ils ont expulsé leur époque par les voies naturelles pour en barbouiller toutes ces feuilles de papier aux traînées noires et tristes comme des canaux où les mots flottent ventre à l’air comme des poissons d’eau douce bouillis par la canicule. » (p. 113) Le fossé se creuse ainsi entre la vie et la fiction, l’écrivain prenant les oripeaux du démiurge à la petite semaine qui n’a plus que ses yeux pour pleurer et son logiciel pour coucher des histoires dérisoires.

« And on this day
Full of tears
When from the ashes
There arise
Guilty man, to be judged
Lord
Have mercy upon him
Gentle lord Jesus
Grant them rest » 2

L’incipit est loufoque. De l’« écriture massacrante » qu’on lui connaît bien. Il décrit un suicide d’une Charlotte – alors que la suite du livre racontera un autre suicide d’une autre Charlotte – en autocaricature du style Jauffret : des parents hystériques surexcités de la cinquantaine, une sœur du nom de Jérémia au cerveau creux – et qui a nommé son enfant, déjà gravement dépressif, Pindo –, un médecin charlatan, zoophile et cleptomane, une tentative absurde de remonter le temps, le tout se passant dans la Marseille natale de Jauffret. C’est-à-dire, vainement solaire. Mais c’est un faux départ et une autre Charlotte se dessine qui, si on sait qu’elle ne fait pas davantage partie de la réalité (« Et de quel droit me donnes-tu un nom de gâteau ? Ce n’étais pas assez qu’à ma naissance mes parents m’aient bâtée d’un nom de bête de somme ? » p. 27), s’inscrit dans un univers plus vraisemblable. Les effets de réel sont nombreux : identification de l’écrivain (auteur d’Univers, univers), description de son appartement véritable (la situation, le canapé blanc qu’on reconnaît sur des vidéos de lecture), situation familiale, dates du Salon du Livre de Paris… De surcroît, on peut lire dans un entretien donné au Monde le 23 mars 2007 une réponse de Régis Jauffret : « Écrire, c’est peut-être aujourd’hui rendre hommage à tous ceux que la société, l’entreprise broie et a broyés. Je suis venu aujourd’hui pour rendre hommage à une amie qui s’est pendue hier et qui a été broyée par l’entreprise, la société dans laquelle nous vivons. » Il semblerait donc bien que Lacrimosa ressorte du genre autofiction, intriquant avec virtuosité fiction et réalité, ne cessant de porter le soupçon sur la véracité des situations et des souvenirs. Un texte intime et pudique qui prend le risque de la douleur. Un geste d’amour et d’irrévérence.

« We keep on burying our dead
We keep on planting their bones in the ground
But they won’t grow
The sun doesn’t help
The rain doesn’t help » 3

Un geste qui s’inscrit dans une tradition littéraire, comme on l’a suggéré, comme le révèle le livre lui-même : « Tu ne seras pas le premier, Hugo vendait sa fille. Adèle (sic) s’est noyée, Charlotte s’est pendue. Elle a fini dans un poème, je finis dans un roman. Elle est passée à la postérité, et moi plus modestement par ton entremise, je passerai peut-être à la télévision. Car il faudra bien que tu t’expliques, que tu fasses des aveux. Tu diras que je suis une fiction, une femme sortie tout habillée de ton imagination. On fera semblant de te croire… » (p. 214) Car à travers ce double mouvement permanent de résurrection et d’éreintement de l’entreprise par la voix même de celle que le livre doit fugacement ramener à la vie, malgré les charges d’ironie et d’autodénigrement du pouvoir de l’écriture, ce livre est croyant. À la mort de Charlotte, l’écrivain – du livre – demande de prier, par tous les moyens, à tous, partout, lui qui ne croit pas. Son livre, quelle que soit l’insignifiance de l’entreprise 4, fait vivre une Charlotte de papier donnée en pâture aux lecteurs qui en feront chacun leur Charlotte pour lui chuchoter un Lacrimosa5 aérien en berçant leurs propres morts. Cela fait partie, après tout, des fonctions de la littérature : catharsis, identification, sublimation. Et du noir de la salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point en décembre prochain, avec Régis Jauffret sur scène6 en Orphée volubile qui resterait au seuil, les spectateurs pourront constater que le théâtre est bien le lieu où l’on fait parler les morts.

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1-La référence à la musique est constante chez Régis Jauffret qui parle d’« oreille absolue » pour désigner la justesse d’une phrase et énonce dans un entretien : « l’écriture n’est pas très éloignée de la musique. Je suis comme un violoniste : je joue, on m'enregistre, on me repasse la bande, et je sais que je n'ai pas fait de fausses notes. »

2- « Lacrimosa » des Melvins, tirée de l’album Stag, Atlatic, 1996.

3- Extrait de « Lacrimosa » de Regina Spektor, tirée de l’album Mary Ann Meets The Gravediggers And Other Short Stories, Sire Records, 2006.

4- « Un écrivain doit accepter de sombrer dans le ridicule, autrement il ne serait même pas un humain. » (p. 216)

5- « Lacrimosa dies illa,
Qua resurget ex favilla
Judicandus homo reus
Huis ergo parce, Deus.»

6-Spectacle donné au Rond-Point des Champs Elysées du 5 au 30 décembre 2008 d’après Lacrimosa de Régis Jauffret, lu et interprété par l’auteur sous le regard d’Anne Bourgeois.




Lacrimosa de Régis Jauffret, Gallimard, 224 pages, 16,50 euros, à paraître le 25 août.
Texte à paraître dans La Revue Littéraire, aux Éditions Léo Scheer, chroniquant, entre autres, "la rentrée littéraire", en librairie le 15 septembre.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Ça donne envie et c'est peu dire. Vivement lundi !

Anonyme a dit…

Le livre lu, je peux confirmer la justesse de ta critique... (et la relisant après m'y être essayé aussi, je constate qu'on se recoupe ; mais promis, m'dame, j'ai pas copié)