« Tout cela. Oui, c’était malheureusement la vérité. »
Quand il était jeune, Arno Schmidt vénérait Alexandre le Grand et sa haute stature de conquérant. Le propagateur armé de la culture hellénique à l’Orient barbare. Revenu de la seconde guerre mondiale, après avoir été combattant et prisonnier, il ne l’admirera plus du tout. En 1949, Alexandre ou qu’est-ce la vérité (qui fait partie de ses récits « antiques » *) exprime violemment ce rejet, à travers le journal d’un admirateur d’Alexandre, peu à peu désabusé.
Lampon de Samos est un jeune élève d’Aristote, timide et naïf, adulant Alexandre le Grand. Il doit rejoindre son oncle qui est un officier de sa garde rapprochée, et pour cela, descendre le fleuve Euphrate, long voyage qu’il accomplit en compagnie d’une troupe de comédiens rencontrée par hasard. À son grand étonnement, tous ne semblent pas partager son aveugle vénération, même pas l’affolante Monika, danseuse et chanteuse au pied léger qui anime le récit d’une grâce gourgandine.
Parallèlement à cette initiation progressive à la lucidité, on retrouve, comme toujours chez Arno Schmidt une peinture saisissante des paysages et des ambiances qui annihile la distance temporelle et physique avec ce 323 avant JC à Babylone, des tableaux qui s’impriment en détails chromatiques, odorants et petite phrases lancées à la vue qui défile. Hop, on est sur le bateau, on sent le roulis et tout éclate à l’imagination dans une évidence aux couleurs inconnues.
Et justement, si tout est là (artillerie de vocabulaire hellénistique, fragments d’Histoire réelle, allusions à Aristote…) pour nous entraîner dans cette Antiquité suréelle, c’est bien de coïncidence des temps qu’il s’agit, Arno Schmidt osant une explicite superposition – faisant fi des anachronismes, comme toujours – entre Alexandre le Grand et Adolf Hitler à travers de nombreux détails, comme ce « jour de la Phalange » qui fait référence au « jour de la Weirmarch » (p. 9) ; ou encore « La Source vitale » : « Un ordre du jour d’Alexandre en personne (que nous écoutâmes attentivement) : installation de “ La Source vitale ” qui prendra en charge les enfants nés de “ l’union de ses soldats ” avec des femmes asiatiques. Liquidation discrète garantie. » (p. 16) qui rappelle une fondation SS, « La Source de vie » (« Lebensborn ») destinée à recueillir de tels enfants nés hors mariage – pour peu qu’ils ne présentent pas de tares héréditaires…
Cette ombre du IIIe Reich contamine même l’imaginaire du héros : « Midi passé : un rêve idiot : j’étais un aigle qui volait autour de ma tête. Avec par intervalles des choses ineptes : me laissais nourrir de petits pains et abondamment admirer par de jeunes ouvrières. » (p. 36)
La condamnation du tyran Alexandre, ex héros, vainqueur déchu, peut s'appliquer mot pour mot à Hitler : « À propos d’Alexandre, je songeais aussi à ceci : celui qui est chargé de porter une coupe de feu à travers la vie prend le risque de la voir projeter des étincelles (déborder, écumer). Mais cela serait plutôt une image pour le poète, pensai-je aussi ; pas du tyran : celui-ci court comme un flambeau et incendie villages et cités. » (p. 28, 29) Même si l’interrogation de Lampon de Samos porte plus lucidement encore sur la responsabilité du peuple, dont il fait partie : « Encore un exemple de l’incapacité du peuple à rendre compte de manière fiable d’un fait, en eût-il été le témoin oculaire. » (p. 14) « … mais une isophrène (une ligne de bêtise égale : amusant !) relie tous les humains sans exception. Et tous les peuples. ” (…) Mais si Alexandre est un salaud, que dire de nous autres ?! (…) C’est-à-dire : peu à peu j’en arrive à tout envisager. » (p. 31) « “ Le peuple ne se rend-il pas compte de la tyrannie ?! ” demandai-je. “ Non, non ” répondit-il, “ 95 pour cent sont vraiment pour lui ; aveuglés par le cirque, saoulés par l’idée d’une hégémonie mondiale ; chacun aspire en permanence à avoir une des innombrables décorations, à accéder à un échelon supérieur. » (p. 56) On imagine la portée de telles paroles sous la plume d’un ancien soldat de l’armée allemande, écrivant après la défaite, après l’illusion, après la vérité. « Tout cela. Oui, c’était malheureusement la vérité. » (p. 30) La violence de la culpabilité d’avoir fait partie de cette séquence d’histoire inconcevable. « J’ai appris nombre de choses, mais j’ai trop peu réfléchi. » (p. 44)
La prospective de Lampon et de ses compagnons va plus loin encore : « “ Oui, oui : dans mille ans on en sera au point où il y aura sur l’agora de chaque cité un appareil muni d’une poignée et de cette inscription : Tire la poignée et tu pulvériseras le globe ! ” » (p. 19) Et l’étrangeté des derniers jours de l’empire macédonien de ressembler étrangement à la folie des guerres contemporaines. Ces quelque 96 pages ne décrivent pas un navire en 323 avant JC transportant des personnages au quotidien révolu, elles sont une machine à penser, un navire intemporel peuplé de tyrans, d’écrivains et de lecteurs, une arche qui aurait accepté l’humanité tout entière, transmettant la conscience de ce qui a été et de ce qui pourrait être encore si on se laisse aveugler, abuser d’orgueil et de gloire : « Notre manière de nous déplacer a valeur de symbole : le monde a commencé de basculer. » (p. 31)
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* Qui comptent, outre Alexandre ou qu’est-ce que la vérité : Enthymésis ou C.J.V.H. (= combien je vous hais) en 1946, Gadir ou connais-toi toi-même en 1948, Cosmas ou la Montagne du Nord en 1955.
Alexandre ou qu’est-ce que la vérité, Arno Schmidt, Tristram, 96 pages.
Note à paraître dans La Revue Littéraire, aux Éditions Léo Scheer, le 15 septembre.
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