dimanche, novembre 12, 2006

happy happy



« … Le corps est une machine, une machine mise à notre disposition pour une durée finalement et quoi que les philistins puissent en dire, suffisante. Une quarantaine d’années peut-être. Autant dire l’immortalité, plusieurs immortalités. Beaucoup de ciels déchirés au-dessus de nos mains, beaucoup de souffle qui manque. Si on compte qu’à l’âge de quinze ans au plus tard la clarté se fait sur eux et nous, la clarté sur nos choix et nos urgences, la clarté sur la quantité d’hostilité que nous vaudront nos choix et nos urgences, ce sont dix mille matins environ qu’on pourra sculpter.

Ce corps est le support par où peut sortir la beauté, des films, des livres, des tableaux. L’état de ce corps qui écrit et filme des histoires est sans intérêt, les histoires ne parleront pas de ce corps en particulier qui tient la main à plume ou à caméra, mais plutôt de tous les autres corps, de la centaine de corps qu’il aura colonisés, de ces hommes et de ces femmes de tous âges et de toutes conditions qu’il aura pénétrés par toutes leurs coutures, du rapport entre ces corps et où ils vivent, du rapporte entre ces corps et d’où ils viennent.

(…)

On choisira pour chaque film un corps de douleur, un homme, une femme, peu importe cette fois, qui sera lentement broyé par nous tous. Ce seront des histoires simples, de pauvres mélos. Une vieille femme et un travailleur immigré, un marchand de fruits et légumes qui pousse son cri dans les cours, un prolo exploité jusqu’à l’os par le milieu bourgeois où il s’est introduit par effraction. Il faudra que le spectateur soit exaspéré par la victime, par Maman Küsters, Ali ou Fox, qu’il ait envie de les rouer de coups pour les réveiller un tout petit peu, que le sentiment soit mis à mort, que les victimes se précipitent vers leurs bourreaux pour embrasser la crosse de leur fusil. Que le spectateur s’impatiente un peu, trouve tout cela un peu trop théâtralisé, un peu trop systématique, vous ne trouvez pas ? Que sa méfiance se relâche, qu’il adresse à son voisin un sourire de connivence, un sourire de spectateur cultivé à qui on ne la fait pas, qu’il ait son petit prurit de cinéphile averti qui croit avoir reconnu une forme, qu’il trépigne, qu’il mijote déjà des phrases brillantes, des commentaires implacables. Et que sur l’écran soudain sans crier gare des suppliciés fassent des signes sur leurs bûchers.

Passée la rage sans mélange des débuts, on introduira ensuite un bon gros rire par le groin, un peut comme ce coupe de karaté qui détend les chairs avant de les déchirer. Pour le dire simplement, on s’efforcera de massacrer le spectateur. Avec sur l’écran de la haine et de l’amour, du sang et des larmes. Pour massacrer le spectateur il faut le toucher, et pour le toucher il ne faut pas le mépriser. C’est une marque infinie de respect que l’assassinat. On ne méprisera pas Hollywood qui sait raconter des histoires. On sortira bien vite du ghetto cinéphilique, on ne grenouillera pas parmi les happy fews.

Mon corps n’est qu’une courroie de transmission entre des corps sentis, sentis de très près, et le film où seront représentés les corps croisés, les corps pénétrés, reformulés en plans et en coups, avec pour seule philosophie la lumière et le maquillage. Il n’y a pas de génie, il n’y a pas de disposition particulière, pas de sensibilité qu’on aurait ou non, foutaises que tout cela, contes de bonnes femmes, courbes de filles, hanches et seins que tout cela, il n’y a que ce qui passe à travers mon corps et la qualité de ce passage, et pour que cette métamorphose se fasse bien il ne s’agit que d’être éveillé, d’avoir les yeux bien ouverts sur ce que sent et respire notre corps, d’être concentré, de franchir ce mur épais entre ce qu’on sent et ce qu’on peut exprimer, et de la qualité forcément, inévitablement croissante de ce que nous exprimons naîtra une qualité non moins croissante de ce que nous ressentons. Sentir, décrire, changer ça en plans, progresser sur l’éclairage, sur le maquillage, sur la direction des acteurs, et parallèlement mieux sentir. À termes supprimer tout à fait le corps, se passer de cet intermédiaire rongé par les dépressions et les fatigues, devenir caméra ou stylo, Dziga Vertov… »


Alban Lefranc, extraits de : Attaques sur le chemin, le soir, dans la neige, Le Quartanier & Hogarth Press II – avec pour personnage principal Fassbinder.

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