dimanche, mai 21, 2006

Mon oncle d’Amérique – et celui de Picardie



{Sur Cavale de Nathalie Quintane, Éditions POL}

Tout comme dans Mortinsteinck – du même auteur, le livre du film éponyme de Stéphane Bérard – le moteur de Cavale est un meurtre. Un meurtre tout bête, quoique peu commun dans sa réalisation improvisée – à la boule de bowling, avec une bouchée de Sachertorte (ce gâteau très chocolaté) et une gorgée de bière dans la bouche – sans motif véritable. Juste la suppression d’un être humain de la surface de la terre par un autre être humain au détour d’un agacement, d’un hoquet de parcours, et les conséquences qui en découlent pour ce dernier. Des conséquences éminemment, caricaturalement romanesques, donc, de l’ordre de la fuite, de la rencontre, du (faible) remord, de la dissolution de son existence – de laquelle émerge une paradoxale liberté – dans cet acte puni par la société. Une trame ordinaire, vue et revue tous les jours, du quotidien à la série télé, en passant par le film de première partie de soirée, le thriller ou le tabloïd dans lequel on peut apprendre qu’ « elle a mangé ses trois petites filles après les avoir tuées. L’aînée avec du ketchup, la cadette à la moutarde, la plus jeune nature. » Une trame en cela idéale quand on n’en a que faire de l’« efficacité romanesque » et de l’ « originalité thématique » car on peut y accrocher ses mélodies, son rythme, ses accrocs, sa langue, ses drôles de personnages claudicants… comme sur un sapin illuminé. Un squelette-consensus à habiller pour l’hiver que Nathalie Quintane emmitoufle avec brio.

S’il est moteur, ce meurtre américain et sucré n’est pas démarrage, Cavale s’annonçant comme un « roman excentré » proposant 21 ouvertures possibles. Un roman sans abscisses ni ordonnées définies, donc, sans réflexes conditionnés ni sens de l’histoire. L’inverse d’un « roman cible » où tout convergerait dans un sens : effet de suspens, évolution des personnages, construction de l’intrigue… vers un « soulagement » final de l’action et du lecteur que d’aucuns nomment « résolution » en insistant sur le plaisir replet qui en découle – et qui s’apparente pourtant bien souvent davantage à l’évacuation hygiénique d’une fiction trop lourdement lardée. Non, pas de toboggan narratif, pas de saveur passe-partout du style : ici, il faut naviguer entre les 21 débuts qui sont aussi la « réserve théorique et pratique du livre » : la pêche au silure (et par extension la passion de la pêche), la France de Bonnot, la noyade, la coquille (le raté, la faute, le lapsus), la « voix » du récit, sa dualité, les deux oncles de part et d’autre de l’Atlantique, l’aller-retour entre les deux (le même ?), le vol du cerf-volant, la nécessaire « sympathie » du personnage… une série d’éléments comme les pièces d’un puzzle étalées sur la table et qui viendront s’assembler gentiment à la Fantasia – vous n’aurez pas à vous casser la tête ; ceci est un roman fragmenté, pas un supra Da Vinci Code mutant pour excités du bulbe ayant épuisés énigmes et Sudokus.

Passé ces 21 incipit-indices, on peut observer au ralenti la chute de la boule de bowling sur le crâne de la grosse victime russe – en imaginant le goût de la Sachertorte mâchée piquée de bulles de bière bon marché dans la bouche du meurtrier – et sauter sur le porte-bagage du fugitif qui choisit le vélo comme véhicule…

> La suite et beaucoup d’autres choses dans Les Lettres Françaises du 1er juillet (in L’Huma)

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