mardi, mai 13, 2008

Norma Ramón

Après l’excellent Volume, Orion Scohy nous livre un tout aussi intriguant Norma Ramón qui va plus loin encore du côté de l’absurde avec une certains évolution de l’écriture… entretien !


L.L. : Par rapport à Volume, je décèle dans Norma Ramón un changement stylistique. J’ai l’impression que la notion d’absurde – que ne renierait pas le pigeon malfaisant de ton premier livre – va croissant. C’est vrai ou j’ai trop abusé de la caipirinha au Brésil ? Si mon taux d’alcoolémie résiduelle n’est pas en cause : pourquoi ?

O.S. : Tout d’abord, si l’on a la chance de passer par le Brésil, c’est plutôt le fait de ne pas boire assez de caipirinhas qui consisterait un abus, à mon avis.
Dans Volume, mon premier roman, j’avais voulu multiplier les styles, les références, les strates. J’avais la naïve ambition, sans me départir toutefois de mon fidèle scepticisme, de fabriquer quelque chose de total, n’ayant pas encore prévu d’écrire autre chose après ça. Et puis c’était un premier livre. Après sa parution, mes tentatives d’écriture se sont toutes avérées assez décevantes, jusqu’à ce que me vienne l’idée d’un projet peut-être plus vaste encore. Or, comprenant que cela me prendrait pas mal de temps et me révélant assez impatient de publier quelque chose de plus court et de plus léger en guise de transition ou d’intermède, je me suis lancé dans NR. Mais le contenu du livre n’était absolument pas prémédité, je l’ai rédigé assez vite, une idée en entraînant une autre, sans réfléchir ou presque. Même s’il ne s’agit tout de même pas d’écriture automatique à proprement parler, c’est notamment cette façon de travailler qui peut expliquer la présence importante de la notion d’absurde dont tu parles, les références au surréalisme et à Dada, la récurrence de l’eau, des rêves – l’imagination de la matière.


L.L. : Tout comme Volume, Norma Ramón tisse des rapports étroits avec des intertextes, l’un, ici, tout particulièrement, Je m’appelle Jeanne Mass (et je suis videur au Coconut café) de Thomas Lélu. Là, je ne peux pas accuser la cachaça, c’est très explicite dans le texte puisque tu y nommes l’auteur à plusieurs reprises. Pourquoi passer de références classiques, tout du moins, faisant partie du patrimoine littéraire dans Volume à un livre paru très récemment ? Quelle est la fonction de cet intertexte omniprésent aussi bien dans l’absurdité des situations que dans le style ?

O.S. : Juste avant « Lélu », il est question de « l’Élu », dans le livre. C’est l’homophonie, toujours dans ce contexte d’écriture semi-automatique, qui m’a d’abord conduit à citer cet auteur – promis juré. Volume avait à sa sortie eu droit à un petit article dans Art Press, lequel jouxtait un autre petit article concernant Je m’appelle Jeanne Mass. L’auteur de ces deux critiques (un dénommé Jacques Leuil dont le patronyme a tendance à me laisser rêveur), comparait les deux livres, notamment en raison de leur « postmodernisme » commun et par ce que cela comportait selon lui de positif (inventivité parodique, ironie) comme de négatif (vacuité/vanité, distanciation excessive). J’avais déjà entendu parler de Thomas Lélu et de son roman, et j’avais très envie de le lire. Je ne l’ai cependant toujours pas fait. J’ai maintenu la référence explicite à cet auteur pour ces raisons, et aussi parce qu’alors elle me permettait de renforcer l’un des fils rouges de NR, à savoir le jeu parodique vis-à-vis de l’autofiction, ou du moins vis-à-vis de l’utilisation contemporaine que l’on a cette notion (d’où aussi l’évocation du name dropping et la présence d’un personnage romanesque nommé Christine Angot...)

Je sais par ailleurs qu’un des personnage de Je m’appelle Jeanne Mass se nomme Derrick et qu’il est question de la série allemande du même nom dans NR. C’est une pure coïncidence : il se trouve qu’étant sous-titreur Télétexte, je m’en suis coltiné un paquet d’épisodes, que j’ai du mal à m’en remettre et que cela est ressorti, toujours presque inconsciemment, en écrivant.
Je connais aujourd’hui un peu mieux le travail de Lélu, notamment ses photographies, et je prévois toujours de lire Je m’appelle Jeanne Mass très bientôt. Juré promis.


L.L. : Ton écriture met en place un jeu permanent sur les lieux communs et autres topoï littéraires, de façon assez agressive, parfois, quant au ronron narratif classique. Peut-on dire – en tant que non-philosophe – que tu construis une espèce de dialectique romanesque : élaboration d’un roman + déconstruction de ce même roman = roman d’Orion Scohy ?
Quel est ton rapport à cette forme romanesque au sein de laquelle tu développes tes livres ?

O.S. : Tu as raison mais, en fait, cette question de dialectique ne m’est pas propre : elle est propre au roman. Car si l’on considère, à juste titre, que le roman moderne est né avec Rabelais et Cervantès, on peut voir que, dès le début, sa déconstruction est corrélative à son élaboration. C’est-à-dire que la simple narration en prose d’une histoire ne suffit pas à faire un roman : par nature, celui-ci comporte sa propre critique, il se met lui-même en abyme, interroge son artificialité, met l’ironie – le questionnement – en avant, il ne reste pas en place. C’est bien après son apparition que les codes se sont figés, qu’on a voulu faire croire au lecteur que l’objet d’art complexe qu’il avait entre les mains n’était qu’un simple générateur de catharsis. L’émotion directe, le divertissement, l’identification aux personnages ou le bovarysme sont devenus les maîtres mots. Les traîtres mots, plutôt. Bien sûr, les exceptions sont nombreuses, mais c’est tout de même la tendance générale qui se dégage depuis le XIXe siècle (pourtant même Balzac, l’inventeur du fameux « roman balzacien » qui continue de constituer le modèle actuel, n’était pas dépourvu d’ironie et d’inventivité). Pour moi, le roman est par nature polymorphe, mouvant, et donc expérimental. Si j’opte pour la matière romanesque plutôt que pour la poésie, c’est peut-être parce que, comme tout le monde, j’aime aussi me laisser conter des histoires, j’aime être diverti, m’identifier aux personnages, j’aime ce pacte de lecture qui repose sur le mensonge – à condition justement de laisser au lecteur la possibilité de prendre la distance, de lui laisser déceler les ficelles ou du moins des bouts de ficelle, de dévoiler de temps à autre des facettes de l’artifice, de ne pas lui faire prendre des vessies pour des lanternes et la fiction pour un quelconque défouloir émotionnel ou placebo artistico-psychique. La narration, quand elle est dotée de cette conscience et de cette réflexivité-là, peut alors devenir un formidable outil de subversion. J’ai toujours du mal à comprendre pourquoi après Flaubert, Nabokov, le Nouveau Roman, l’Oulipo, Queneau et tous les autres, la norme romanesque reste celle que l’on nous inflige. Mais d’aucuns me rétorqueront : « C’est normal, Raymond. »


L.L. : Norma Ramón s’affirme explicitement – c’est même l’héroïne éponyme qui l’énonce – comme la représentation d’un roman. Peut-on dire que tes créations typographiques participent de cette spécularité ? Comment les envisages-tu ? Quelle fonction ont-elles ?

O.S. : Oui, les questions du double, du miroir, du spéculaire et du reflet reviennent fréquemment dans mon travail. Ce sont au fond des thèmes très classiques. Cela permet évidemment de laisser des indices insistants quant au côté faux, fictif, de l’œuvre. Et bien sûr, tous les passages graphiques et visuels vont dans ce sens. Cela casse la linéarité du fil romanesque et introduit de la poésie, de l’image et de la verticalité dans l’horizontalité de la prose romanesque. Rien n’empêche le roman d’être plastique, lui aussi. Au contraire. Par son extrême malléabilité, il est le meilleur moyen de m’aider à approcher la sculpture, moi qui ne sais rien faire de mes mains (à part utiliser des couverts (pour les planter bienveillamment dans la joue de mon voisin de table). Je crois savoir que mes livres trouvent un écho chez des plasticiens – on ne s’étonnera donc pas de me voir travailler avec certains d’entre eux et multiplier les références à l’art contemporain (principalement, dans NR, à Duchamp, Broodthaers, Abdi).


L.L. : En parlant d’héroïne éponyme, on peut dire qu’elle n’est pas très présente, la Norma Ramón, même si elle est un personnage clef – puisque la femme aimée du personnage narrateur, c’est un sacré statut, tout de même. Peut-on dire que ce manque participe également de ton entreprise de renversement des codes narratifs traditionnels ?

O.S. : Oui.


L.L. : Et d’ailleurs, c’est quoi, la suite ? Tu sais déjà ?

O.S. : Tout d’abord, comme je regrette d’avoir trop brièvement répondu à la question précédente, voici quelques précisions… Très vite, en écrivant NR, j’avais prévu d’intituler le livre Ceci n’est pas un roman. Une brève recherche sur Goûgueul m’a appris que ce titre était déjà pris, comme je m’y attendais un peu. C’est alors en lui cherchant un remplaçant, et en jouant à un subtil jeu d’anagrammes à la portée d’un marcassin prématuré que je suis tombé sur Norma Ramón. (Je rechigne généralement à livrer ce genre d’informations, mais j’ai conscience que tout le monde n’a pas le réflexe de jouer aux anagrammes ni spontanément envie de faire l’effort de décrypter ce qui me sert de cerveau débile.) Ainsi est né le personnage, roman au carré mais pas tout à fait, moins absent qu’un automne à Pékin puisqu’il apparaît deux ou trois fois et de façon presque identique – et cela venait renforcer la thématique du dédoublement, de la spécularitéétiralucéps, etc. Bref, cela collait assez bien, quoique avec un soupçon de hasard – ce qui était parfait car je déteste qu’un plan se déroule sans raccrocs. Ainsi, le livre s’est fait presque tout seul : c’est en cherchant un titre qu’a été créé le personnage supposé principal, lequel, grâce à son nom et par ricochet, m’a donné l’idée de la fin du livre. En fait, le personnage principal, c’est le (ou les) point(s) de coïncidence entre l’objet que le lecteur tient entre les mains et l’idée mentale qu’il se fait du roman qu’il est en train de lire ; ou entre l’art et l’amour/désir de l’art. Ou bien c’est autre chose. Tout cela est très clair, je n’en doute pas.

Concernant mes projets, je préfère ne rien en dire, pas par superstition mais parce que je me réserve la liberté de changer d’avis ou de direction dans la seconde qui suit.


Orion Scohy, Norma Ramón, POL, en librairie depuis le 2 mai 2008.

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