lundi, décembre 11, 2006

Jaume Roiq Stevens



Tout d’abord, un conseil d’ami, pour votre bien – car votre bonheur m’importe chers lecteurs : que tous ceux qui n’ont pas encore lu de livre de Céline Minard se ruent sur R. (aux Éditions Comp’act) et La Manadologie (aux Éditions MF) et n’en fassent qu’une bouchée – enfin, en mâchant un peu, tout de même, ce n’est pas coriace mais dense ! (Comme tout bon aliment.) Je vous assure une claque esthétique que vous n’aurez – dans des conditions normales d’immersion littéraire inféodée à l’actualité des productions – pas connue depuis belle lurette.
On vous pardonnera néanmoins de commencer par Le Dernier monde qu’il n’y aura qu’à cueillir, nonchalamment, après les fêtes, en retirant une moufle, sur les tables de votre librairie favorite parmis les reliefs de la rentrée de janvier – mais gare. Toutes les étapes ayant conduit à cette dernière histoire comptent.

Il n’est donc pas anodin que ce roman-ci débute à brûle pourpoint au milieu d’une phrase et même d’un mot, déboulant dans la description d’un réel énervant fait de compromission et de patience face à de menues – mais nombreuses – irritations. Un réel quotidien que l’on reconnaît, traduit in medias res par la fiction pour incarner les personnages avant d’en dérouler la singularité.

On les saisit au vif de leur aventure, débarquant sans crier gare en plein milieu de la narration tout en captant, du même geste, une étape de l’œuvre de Céline Minard qui en compte et en comptera beaucoup d’autres. Et des illustres. On en tient le pari mordicus. Car elle parvient à un équilibre unique en son genre : allier le dynamisme d’une narration soutenue, drôle, à rebondissements… une histoire qu’on ne lâche pas ! à un travail ciselé de la langue : une œuvre de recréation polyphonique, brassant les idiomes, les niveaux de langues et de discours, les rythmes temporels…
Une histoire captivante à travers une écriture écrite – et pas des réflexes langagiers banalement enfilés comme les perles en toc d’un flot verbal indifférencié –, sans être, pour autant, « de laboratoire », une écriture créant un monde tout en capturant le lecteur aux rets d’un suspens d’une efficacité redoutable.

Ce devrait être l’une des définitions les plus excitantes de la littérature du genre romanesque… une définition restée théorique, ces derniers temps, hélas, si l’on excepte, donc, les livres de Céline Minard et de quelques autres écrivains dont on a parlé et dont on reparlera. Le Dernier monde est, à mon sens, l’un des livres-clefs de ces dernières années, de l’ampleur d’un Arno Schmidt à la française – pour donner dans la comparaison, mutatis mutandis.

Et en plus, vous savez quoi ? Céline Minard est une femme qui n’écrit pas un roman de femme – ce genre de prose qu’Hélène Bessette évoque dans ses entretiens avec Jean Paget, les romans propres sur eux, peignés, souriants ou chignants, aux thématiques consensuelles... Ça ne veut peut-être rien dire pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup : ici pas de couple déliquescent, de trentenaires à cheveux longs qui le valent bien, de bavures autofictionnelles, de crises sentimentales, d’interrogation sur l’amour, de prose parturiente, fluide… et ce en plein cœur de l'une des rentrées littéraires ! Ouf ! Des vacances ! De l’air ! L’univers (la science-fiction) et le héros seraient plutôt masculins… et le résultat, donc, clairement sans identité sexuelle à renifler et apprécier en conséquence selon le premier chiffre de son numéro de sécu. On sort enfin d’une certaine idée du « roman de femmes » – ce livre-ci parmi quelques autres, heureusement – et c’est tant mieux – je dirai même plus : vital.

Un des plaisirs de la lecture de ce livre résidant dans la découverte de son histoire et ses rebondissements à addiction immédiate, ne comptez pas sur moi pour en dévoiler les éléments, ce ne serait pas très gentil… Voici juste l’amorce du Dernier monde, accompagnée de quelques éléments de description du dispositif stylistique mis en œuvre par l’auteur et dont vous ne sortirez pas indemne.

Une équipe de chercheurs travaille dans une station orbitale. Le narrateur, Jaume Roiq Stevens, est l’un d’eux. Le moins maniable, assurément. (Le héros, quoi). Rétif à la hiérarchie, ironique, instable, un peu loufoque, entêté, soupe au lait et amateur d’alcools, il est à l’origine de quelques menus incidents qui ne font que révéler la vétusté de la station et provoquer une décision sans appel des autorités terrestres : arrêter le projet, évacuer les astronautes. Ce qui transforme le difficile Jaume Roiq Stevens, refusant d’obéir aux ordres, en pirate incontrôlable et condamné par la loi. Celui-ci s’installe alors confortablement dans son île déserte du futur, y poursuit ses expériences, non sans rationalisation justifiant sa rébellion, lorsque des accidents dramatiques observés de son hublot et un silence étrange de la Terre le décident à rentrer au bercail. À son retour – épique – une aventure inattendue et solitaire l’attend. Aventure qui sera le prétexte d’un tour du monde sentant la voiture volée, la trombe en caméra subjective et le caoutchouc brûlé d’appareils se posant en catastrophe, dans une quête de plus en plus désespérée, exprimée à travers la furie frénétique, parfois euphorique, toujours irrésistible, du héros. Psychose ou cataclysme ? Fou à lié ou seul rescapé ? Réalité, rêverie ? Peu à peu le réel qui l’entoure se met à lui parler et il parle au réel qui l’entoure à travers un prisme foisonnant – délirant ? Sa langue se modifie, s’infléchit, devient poreuse aux pays traversés, à leur culture, à leurs idiomes… Personnage globe-trotter, Jaume Roiq Stevens incarne Babel dans son phrasé tout en vivant des épisodes cocasses perdant, au fil de l’histoire, leurs couleurs réalistes pour s’éclairer de rêves, de souvenirs, de légendes et de digressions. Celui qui pensait, tragiquement, avoir le monopole de la parole, du « je », est envahi du discours du monde autour de lui, qui le circonscrit et le traverse, fétu humain, dérisoire, perdu dans l’immensité des choses et s’y débattant. Le lecteur, dérouté avec ravissement, court à perdre haleine aux côtés de l’astronaute déchu ; il en prend plein les yeux, plein l’imagination, à grandes volées de chapitres, de continent en continent… jusqu’au bout de la route – car les pistes aboutissent et tous les chemins mènent à l’homme. Fin ou nouveau commencement. Quelle sera la résolution de ce roman d’aventure cosmogonique ? Un seul moyen de le savoir… Zappez les cadeaux, la bûche, la bise à mamie, le sac à sapin... vivement janvier !


Le Dernier monde de Céline Minard, Éditions Denoël. Viiiiiiiiiiiiite...

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Si vous souhaitez rencontrer Céline Minard, elle fera une lecture-rencontre autour du Dernier monde le jeudi 26 avril à 20h00 à la librairie le comptoir des mots, 239, rue des Pyrénées, 75020 Paris, M°Gambetta.