mardi, décembre 05, 2006

Antonia (le temps se traîne)



De l’allure de grands romans à grandes héroïnes (Anna Karénine, Emma Bovary, Nana...), Antonia Bellivetti fait résonner son nom en couverture avec voyelles ensoleillées et cadence majeure, de l’éclat raffiné d’une Italie littéraire, les voyages de Stendhal, les dorures de la Renaissance, le visage doux et grave des madones... annonce d’un portrait qui ne saurait qu’être celui d’une femme extraordinaire, fascinante, exemplaire... mais { ici le sccrrratchhhh agressif d’un vinyle qui dérape après un accord de violon avec brushing André Rieu }

N O N

Il va falloir apprendre à se méfier des étiquettes, un jour, tout de même.
Et puis vous ne vous souvenez pas de la Jeanne d’Arc de Nathalie Quintane, « la sainte qui émet » incessamment plongée dans ses quant-à-soi ? De la tête farinée de l’anti-héroïne Capitaine Quintaine dans Mortinsteinck ?
On allait davantage heurter vos oreilles des feulements de Marilyn Manson que les charmer béatement d’un poupoupidou de Marilyn Monroe, c’est sûr...

L’exotisme du nom d’ « Antonia Bellivetti » est celui, populaire – plus « peperoni » que « gucci », sa sœur s’appelle Boulimi... – d’une ancienne immigration italienne* qui côtoie aujourd’hui, dans les cités, des populations arrivées plus récemment. « Antonia Bellivetti est un roman pour la jeunesse destiné aux adultes », annonce le quatrième de couverture. Antonia Bellivetti est le laps printanier d’une adolescence de banlieue évitant les écueils de la caricature. Ni héros encensés – self made banlieusards costard-cravatisés et repentis – ni personnages déchus – RMI-et-beuh-tu-perds-ton-sang-froid. Pas d’effet démago facile. On n’égrène pas les « ziva Kader pique la Benz », « mange tes morts bouffon», « grave le kiffe la dernière tournante » et autres images d’Épinal. On essaie au contraire de saisir de qui serait le reflet d’une réalité, par le biais d’une formulation non prédictive mais laissant voix à chacun des personnages, au bruissement continu de la télé, aux énoncés alentours. Le discours n’est pas assuré par un narrateur omniscient, une figure d’autorité, une héroïne lisse, portemanteau de vos oripeaux d’identification nostalgiques mais passe par la circulation de parole entre les adolescents.

Ouvrez le livre. C’est notre monde à travers le prisme d’une écriture qui montre qu’on peut être lucide sans être désespéré. Et même d’une euphorie critique ! Disposer d’une conscience politique, d’un regard acéré sans se laisser aller à un discours manichéen et/ou de supériorité. Ici, l’écrivain est dans le champ. Pas au-dessus. Nathalie Quintane ne choisit pas le mi mineur ou le do majeur et vas-y dans le rubato larmoyant ou l’accort martial. Non, tout est dans la modulation, les questions, les réponses, les hésitations, les choix.
La cité s’appelle Michel-Foucault. Le méga marché, Combat. La mode est une contrainte, comme partout. L’ennui englue tout. L’aliénation. La télé ronronne avec les chats pelés. Les jeux vidéos permettent de nouvelles destinées, rappelant tout de même que « chacun de vos actes est un choix ». Les immeubles sont des barres grises mais on arrive tout de même à y déceler quelques reflets bleutés, l’été, en cherchant bien. Vraisemblablement bien plus d’électroménager bon marché en panne que de cadavres en décomposition dans leurs caves : « ya toujours eu plus de choses dans les têtes que dans ces caves les têtes sont des caves ». Les enseignants : du médiocre au pitoyable. Les vacances : la Cité ou la Creuse (apprendre le point de croix à La Souterraine) ou trier des milliers de bouchons plastique pour trois jours d’océan pollué. Les familles éclatées. Les adultes presque absents, souvent résignés. Rongés par les dégradations sociales incessantes dont quelques échos** informent peu à peu les futurs adultes encore réactifs, comme Isabelle Ité qui parle ici à sa copine Antonia.: « Il ne faut pas être qu’un récipient des fables qui t’absorbent : histoire de ton père, histoires scolaires, hystérie de l’histoire. Ou alors c’est que tu n’espères d’elles que le puissant vomitif qui te permettra par la même occasion de te débarrasser de toi-même. Soi-même ne va pas de soi : fourre-toi ça dans le crâne. Ce n’est pas parce que tu te lèves le matin sans y penser, que tu bois ton bol sans y penser, que tu prends ta clef sans y penser, que tu ouvres et fermes des portes sans y penser, que tu discutes avec des copines sans y penser que tu regardes sans y penser, que ta prise en charge est automatique. (...) L’adolescence, ce n’est pas seulement trouver qu’on a de gros seins. Si la vie des cités est machinale c’est parce que les habitants des cités sont des machines. Ce qui nous tue, ce n’est pas l’ennui, c’est notre complaisance à l’égard de l’ennui et cette idée que seulement par l’ennui nous tenons une aristocratie possible alors que nous sommes les prolétaires de prolétaires, de génération en génération »...

>> Antonia Bellivetti, Nathalie Quintane, POL, août 2004.

//traverses ::
* Interprétation liée à un détail mémoriel : devant la porte de l’école primaire dite « du Centre », à Bastia, dans les années 80, une inscription murale pouvait laisser perplexe. À côté des classiques « francesi fora » (« français dehors »), « arabi fora » (« arabes dehors »), « vinceremu » (« nous vaincrons ») et autres « a droga basta » (« plus de drogue ») – pour le soupçon de justification démagogique –, on pouvait lire « italiani fora » (« italiens dehors »). Or là, vraiment, difficile d’en saisir le contexte : on était tous d’une plus ou moins lointaine origine italienne avec tous ces « i » et « a » à la fin des noms... Un adulte tenta une explication. Cette île avait la mémoire longue et qu’on y mettait plusieurs générations avant de songer à effacer une inscription murale ; on n’en était plus à une contradiction près entre un drapeau à tête de Maure (coupée) et une économie dépendant du continent. On raconta les souvenirs de la guerre (Mussolini), les italiens, premiers ouvriers – avant les maghrébins, etc. Et puis que de toute façon on était toujours l’étranger de quelqu’un. Ainsi – revenons à notre roman – l’étonnement courroucé d’Antonia Bellivetti qui se fait, de façon saugrenue, « traiter » de chinoise (p. 27) sans en comprendre la raison : expression de l’arbitraire des exclusions, des étiquettes, des clichés culturels...

** ... « L’utopie néolibérale consistait à rendre la force de travail aussi flexible et aussi fluide que le capital (...), la stratégie managériale consistait à renforcer la mise en concurrence des salariés les uns avec les autres et bientôt ce serait à l’individu lui-même d’entretenir ou de reconstituer son « employabilité... (...) Il fallait absolument (...) ne pas être indifférent au malheur des hommes ni à sa propre indignité, ne pas se comporter comme des larves... »( p. 107)

Aucun commentaire: