« Entre ici, ami de mon cœur. »
… Hier était une radieuse journée en partie passée avec Raymond Federman qui est un grand écrivain – là je n’apprends rien à personne, mais Céline Minard me dirait « Hé Laure, c’est quoi un grand écrivain ? » parce que quand j’ai présenté Céline à Raymond, j’ai dit : « Raymond, je te présente un grand écrivain ! » Raymond a fait « Oh ! » (avec le ptit accent qu’on lui connaît bien) et Céline, donc, a dit : « Hé Laure, c’est quoi un grand écrivain ? » d’un air moqueur (qu’on lui connaît bien aussi). Un grand écrivain, je ne sais pas, ça ne se définit pas, ça se vit comme tel : (là, j’avais commencé une liste que j’ai effacée pour des raisons évidentes)… Enfin, vous voyez quoi. Les mots qui font des mondes. Et en plus – mais ça c’est vraiment le gâteau sur la cerise – ya des grands écrivains (pour moi c’est unisexe, hein, j’aime pas féminiser les mots, je préfère toujours les épicènes, quand c’est possible) qui sont de grandes âmes et alors là, on rédime les vicissitudes de l’existence en quelques minutes passées en leur compagnie. Oui, hier était une journée radieuse en partie passée avec Raymond Federman qui est un grand écrivain, donc (nous avons d’ailleurs travaillé sur CHUT, son prochain livre, j’en suis très fière) et qui a le don de créer une ambiance euphorique autour de lui, à la fois drôle et grave. Entrecoupée de rires mais le regard, la mémoire ne quittant pas les aspérités de la vie, ses tragédies. Sans ciller, décidant d’en rire. Toujours. Et Raymond étant un grand cœur, la vie poussée à son plus fort degré de vie, est toujours entouré de personnes douces et généreuses. Bref, le bonheur, dans ce monde de barbares.
Ah, ces moments, je les ai savourés. J’ai profité intensément de sa présence comme si le temps portait une pesanteur, une scansion, mesuré comme une musique. Ce déclic vient sans doute d’un élément de mon histoire – une étape (le premier qui dit un coup de vieux…) Je crois que dernièrement, j’ai vraiment compris la mort. Enfin, je l'ai inscrite comme une petite croix sur une frise. Je sais, ça a l’air terriblement crétin, dit comme ça, j’assume (je ne sais pas où je trouve le courage ou l’inconscience, ou un subtile mélange des deux, de publier ça en ligne… après m’être fait traiter de mémère-à-chat cet automne, on va me trouver lou-ravi-de-la-vie ou édulcor-la-mort, je sais pas…), surtout que je n’ai jamais été particulièrement épargnée dans ma jeunesse, j’ai même assisté à un règlement de comptes sanglant (Corsica typique), quand j’étais gone (pardon, zitella), j’ai perdu des gens que j’aimais, c’est même un certain carnage à y bien réfléchir, mais jusqu’à aujourd’hui – l’hécatombe récente, je ne reviens pas sur les épisodes précédents et je conserve mes ellipses – je n’avais pas atteint un certain degré de conscience en la matière. Quand Raymond, il y a quelques années, m’avait dit au Bar 1900 – dit « le bar corse », rue Rambuteau –, d’un grand sourire, avec son regard brillant : « Tu sais Laure, il va falloir t’y faire, bientôt, les extras-terrestres vont m’enlever et je serai tout là-haut, et plus parmi vous… » J’entendais ce qu’il me disait, j’étais un peu surprise, triste, je le comprenais, mais cela n’avait aucune conséquence sur le présent. Je regardais en chacun son instant, parfois son passé, pas son après, et, ce faisant, paradoxalement, je ratais une grande partie de sa présence, l’acuité des émotions, la mémoire, oui, encore, la façon d’imprimer sa propre mémoire. Et je pense qu’il l’avait senti, ce jour-là, je ne sais pas à quels signes, ce détachement involontaire, cette façon de glisser sur la vie, à la surface de la mienne, et qu’il m’avait donné une petite réplique federmanienne comme un pinçon en espérant une répercussion. (Lui, quand toute sa famille a disparu, lorsqu’il avait 14 ans, en une fraction de seconde, après le « chut » de sa mère qui l’a caché dans le cabinet de débarras, lorsque ses parents et ses sœurs se sont brutalement transformés en « X-X-X-X », il n’avait pas eu le temps de s’y préparer, pas pensé l’impensable de cette disparition.) Le puit était profond, mais l’écho a finalement eu lieu. Plof. Voilà, je me mets à faire des détours « alla Federmane ». Mais j’ai une excuse, je suis en immersion dans son écriture depuis plusieurs semaines – et je suis moi-même assez digressive de nature. Hier soir, j’ai ensuite raccompagné Raymond à son hôtel en taxi avant de rentrer chez moi. Quand il est sorti de la voiture, le chauffeur m’a demandé si c’était mon père. Je lui ai répondu que non, que c’était un auteur que j’allais publier en mars. Et là, j’ai eu droit à un entretien d’une demi-heure digne de Livres-Hebdo sur le monde du livre et de l’édition. Avec des questions pertinentes, généreuses. Là encore, un moment étonnant. Je vous assure, quand on subit l’indigence de nombre de supports de communication dits journalistiques (« tous ? non ! un village d’irréductibles… »), c’était une rencontre de haut vol. L’intelligence de ce monsieur me faisait penser à celle de ma mère (qui était autodidacte), avec une puissante faculté d’analyse, une grande écoute de l’autre, ne s’appuyant pas sur des références plus ou moins lointaines ou tirées par les cheveux, mais focalisée sur l’interlocuteur, sa logique, et la marche du monde. Voilà, il y a des jours comme ça – heureusement – radieux. Et j’ai bien l’intention (programme, destin) de mâchonner – ce que je fais déjà mais avec plus d’intensité, moins de gâchis en angoisses vaines – disons que c’est une « bonne résolution », on est encore au temps des « bonnes résolutions », pour les années à venir, et je vous propose de la partager – tous les instants de vie qui me tomberont sous la dent, frénétiquement. C’est ce que j’ai trouvé de mieux – avec l’écriture et la musique, mais c’est synonyme, inutile de préciser – pour honorer mes morts, aimer mes vivants et envoyer se faire foutre très loin de mon atmosphère (Raymond, dans CHUT, cite une insulte yiddish : « va te faire enterrer avec un oignon dans le cul », je l'adopte !) les fâcheux qui nous entourent.
Auguri !
3 commentaires:
Oui, ça, je veux bien partager avec toi ! Pas la grippe. Ce faisant, tu donnes vachement envie de lire Federman. Garde bien cette pêche !
Merci !
Je la cultive !
"va te faire enterrer avec un oignon dans le cul" je crois que je vais mettre ça en réserve pour une prochaine bataille. ça de lagl !
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